Juancitucha

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¿ Dónde Están Terreur et disparitions au Pérou (1980-2000), de Daniel Dupuis

préface de Christian Rudel

lundi 16 novembre 2009, par Christian Rudel

De 1980 à 2000, l’armée du Pérou n’a pas hésité à recourir à la terreur pour combattre la guérilla sanguinaire du Sentier lumineux. Sous trois gouvernements successifs, plus de 13 000 personnes ont ainsi disparu après avoir subi toutes sortes de violences. Dans un pays où le racisme contre les « Indios » est ancestral, les paysans indiens de l’Altiplano ont été les principales victimes de ce crime de masse. L’auteur de "¿ Dónde Están ?" expose, en s’appuyant sur de très nombreux témoignages, les mécanismes, les responsabilités et les conséquences de cette pratique systématique de « la disparition forcée ».

Grâce à l’aimable autorisation des éditions Le passager clandestin, la préface de ce livre majeur, en librairie depuis novembre 2009, est ici disponible en libre accès.

 

La fin du long hiver amérindien ?

Lecteurs sensibles, refermez ce livre ! Il traite d’un pays qui est retombé en barbarie ; il relate les actions bestiales ou sanguinaires de soldats lancés dans une guerre qui n’osait pas dire son nom parce qu’interne et qui se trompaient sciemment d’« ennemis » pour s’attaquer à des populations pauvres et désarmées, couverts par les autorités d’un État que l’on croyait frotté de quelques principes de civilisation.

Cet État c’est le Pérou, affronté durant deux décennies (1980-2000) au mouvement révolutionnaire du « Sentier lumineux » – un mouvement d’inspiration maoïste qui prônait le renversement du gouvernement et de la société péruvienne par la guerre populaire prolongée, au cours de laquelle se forgerait un « homme nouveau ».

Mais l’on s’aperçut bientôt que les affrontements entre les forces armées péruviennes et les combattants du Sentier cachaient des exactions quotidiennes contre les populations indiennes des hauts plateaux andins accusées d’être favorables au Sentier, en fait prises entre deux feux.

Après la défaite du Sentier lumineux, la Commission vérité et réconciliation se lança dans une grande enquête sur le terrain pour connaître les pertes humaines. Avec le concours d’autres organismes, elle est parvenue à dresser un triste et approximatif bilan : 70 000 morts et plus de 13 000 « disparus ».

Ce dernier terme – apparu depuis quelques années suite aux luttes qui ont ensanglanté plusieurs pays d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud – s’applique aux personnes (hommes, femmes, adolescents, enfants) arrêtées illégalement, détenues clandestinement – dont la détention est niée par les autorités militaires et policières – torturées, exécutées en dehors de tout procès régulier et dont les dépouilles sont dissimulées, voire détruites.

C’est ici que se situent d’insoutenables scènes. Les militaires abandonnant les corps au bord des routes, mais plus généralement au fond des ravins ou dans des lieux isolés, c’est dans ces endroits que les familiers venaient rechercher des « souvenirs » de leurs disparus, les disputant, parmi la puanteur des corps en décomposition, aux oiseaux charognards, aux chiens et aux cochons.

Un tel drame ne concerne pas que le Pérou. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les pays d’Amérique du Sud, courbant le dos sous des dictatures, fournirent d’impressionnant contingents de victimes et de disparus : le régime militaire brésilien (1964-1985) s’illustra par les sinistres « escadrons de la mort », qui abattaient aussi bien résistants politiques que simples mendiants ou enfants de la rue ; l’Argentine de la Junte militaire (1976-1983), dont le premier président fut le général Jorge Videla, se débarrassait de ses opposants (ou supposés tels) en les jetant à la mer après les avoir torturés ; le général Alfredo Stroessner, qui régna par la terreur sur le Paraguay de 1954 à 1989, réprima sans états d’âme tous les mouvements contestataires, telles les Ligues agraires des paysans en lutte pour un bout de terrain ; dès qu’il eut pris le pouvoir à la tête des forces armées chiliennes (le 11 septembre 1973), le général Augusto Pinochet s’empressa de remplir d’opposants stades et « villas » diverses, de les torturer, de les abattre sans jugement et de mettre en route la sinistre « caravane de la mort » qui, du 30 septembre au 19 octobre 1973, sema la terreur du nord au sud du pays par des dizaines d’exécutions sommaires ; et, pour couronner le tout, la mise au point, fin 1975 de l’« Opération – ou Plan – Condor », organisation rassemblant les services de renseignement de l’Argentine, du Brésil, du Chili, de la Bolivie, du Paraguay et de l’Uruguay pour la recherche et l’élimination des opposants, qualifiés selon le cas de « communistes », de « gauchistes » ou de « terroristes ».

On savait, en particulier par des réfugiés, ce qui se passait au Brésil, en Argentine et au Chili, un peu moins au Paraguay ; on n’imaginait pas l’ampleur que la répression avait prise au Pérou ; du reste, le Pérou vivait en régime démocratique, les trois présidents de cette période (Fernando Belaúnde Terry – 1980-1985 ; Alan García Pérez – 1985-1990 ; et Alberto Fujimori à partir de 1990) ayant accédé au pouvoir au terme d’élections parfaitement régulières.

Mais le président Belaúnde chargea les forces armées de réduire et d’anéantir le Sentier lumineux, responsable de nombreuses atrocités et qui régnait par la terreur et les « tribunaux populaires » dans les régions indiennes les plus pauvres des Andes. Les officiers péruviens, dont un certain nombre avaient été formés aux méthodes de la lutte antisubversive dans les écoles militaires états-uniennes, virent là l’occasion de passer de la théorie à la pratique et firent subir à leurs soldats un entraînement inhumain. Leur plan ? Isoler la rébellion en mettant hors d’état d’agir les sympathisants et les suspects.

Et les suspects allaient être nombreux ! Ils étaient tout désignés : les Indiens, qui depuis cinq siècles demandent inlassablement la restitution de leurs terres volées, ne seraient-ils pas de connivence avec le Sentier lumineux ?

La Commission vérité et réconciliation a mis en évidence un fait incontestable : 74 % des disparus péruviens sont des jeunes paysans d’origine indienne et 55 % sont originaires des trois régions les plus pauvres du pays, à savoir Apurímac, Ayacucho et Huancavelica. D’autre part, le quart des arrestations illégales de « suspects » se sont terminées par des disparitions forcées, et tout suspect arrêté était soumis à la torture, et en particulier aux violences et tortures sexuelles réservées aux femmes et devenues au long des années de véritables « armes » de la lutte antisubversive.

Les Indiens, toujours ignorés, toujours méprisés, toujours traités de sous-hommes par les populations blanches (ou se croyant telles) n’ont bénéficié d’aucun soutien, d’aucune défense. Pire, les diverses institutions de l’État – en particulier l’institution judiciaire – héritières de la colonisation espagnole puis créole et du racisme ambiant, déclaré ou sournois, ont délibérément ignoré le drame qui se déroulait dans les Andes.

Un drame aux allures de génocide. Ce n’est sans doute pas une pure coïncidence si, à la même époque, au Guatemala, un pays d’Amérique centrale majoritairement peuplé d’Indiens et ravagé par une longue guerre civile (1960-1996), un des généraux-présidents arrivés au pouvoir, Efraín Ríos Montt (23 mars 1982 - 18 juillet 1983) déclarait que tous les Indiens étaient des « ennemis de l’intérieur », et déclenchait contre eux une implacable campagne de « terre brûlée ». Au terme de plus de trois décennies de guerre civile, le Guatemala déplore 250 000 personnes assassinées et 45 000 disparus – 83 % de ces victimes étant des Indiens et les crimes étant signés à plus de 90 % par l’armée qui, de surcroît, a totalement fait disparaître de la carte plus de 430 villages indiens.

Et que dire de ce qui se passe en Colombie où, de 2002 à 2008, 1 250 chefs indiens ont été assassinés et où, dans le même temps, 54 000 Indiens ont été expulsés de leurs territoires ? Et où ces expulsions, soulignées par des violences et des morts d’hommes, ont eu lieu au préjudice des Awás, petit peuple de la frontière de l’Équateur ? Expulsions « justifiées » par de grands projets d’agro-industrie. Or, comme le rappelait un dirigeant awá, les expulsions hors des territoires ancestraux équivalent à des condamnations à mort.

Cette volonté de faire disparaître les populations indiennes – accusées de tous les défauts et de tous les méfaits – est récurrente au long de l’histoire de l’Amérique latine : il suffit de rappeler qu’à la fin du XIXe siècle l’Argentine mena la « guerre du désert » contre les Indiens de ses territoires du sud et que le Chili se lança dans la guerre dite « de pacification de l’Araucanie » contre les Mapuches.

Le harcèlement systématique – arrestations illégales, tortures, exécutions sommaires, disparitions – dont ont été victimes les Indiens des Andes péruviennes fait partie d’une entreprise de destruction des nations indiennes et de leurs cultures menée au nom de la prétendue supériorité des hommes qui débarquèrent sur leur continent un certain jour de 1492. Mais les descendants des victimes et les récentes victimes résistent et n’ont pas perdu l’espoir de triompher – comme le montrent les témoignages recueillis par Daniel Dupuis – car ils savent, un poète le leur a dit, que si les militaires peuvent couper toutes les fleurs, ils ne peuvent arrêter le printemps. Et si nous, Européens, nous joignions nos forces à celles des printemps amérindiens ?

Christian Rudel, 25 septembre 2009



25/11/2009
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