Juancitucha

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Géopolitique de la cocaïne : des Andes au Sahel


1 L’histoire de la cocaïne a été particulièrement bien décrite dans plusieurs ouvrages de référence, dont ceux d’Antonio Escohotado (1996) ou de Paul Gootenberg (1999), qui ont souligné le rôle déterminant des colons espagnols dans la diffusion de la consommation de la feuille de coca aux populations autochtones, puis celui des puissantes compagnies pharmaceutiques allemandes et états-uniennes dans l’industrialisation de la culture du cocaïer. De même, la couverture médiatique partisane de la géopolitique colombienne et les affaires mythiques des « cartels » de Medellin ou de Cali, démantelés au début des années 1980, ont depuis longtemps fait apparaître la Colombie comme le cœur des réseaux mondiaux de la cocaïne.


2 De nombreux points demeurent cependant obscurs lorsque l’on aborde l’instrumentalisation du trafic. Il en est ainsi des causes et des enjeux de la réorganisation de la production et du trafic de la coca, matière première dont est extraite la cocaïne, entre les trois grands pays producteurs sud-américains. Cette réorganisation est à la base d’une situation particulièrement complexe en Colombie, marquée par la présence de nombreux acteurs locaux et étrangers, formels et informels, instrumentalisant les étapes du trafic en poursuivant des objectifs opposés. La complexité de ce système est amplifiée par les turbulences géopolitiques plus générales qui secouent l’ensemble des Amériques au moment où les Etats-Unis luttent contre la perte progressive de leur influence dans un contexte économique qui leur est défavorable. Ces turbulences sont responsables de l’affaiblissement d’une chaîne d’Etats comme le Venezuela, Haïti et la République Dominicaine, etc. Ces faiblesses sont directement exploitées par des groupes multinationaux de trafiquants à la recherche de débouchés pour leurs productions, et ainsi d’ouvrir ou d’accentuer l’accès au lucratif marché européen et au prometteur marché asiatique. Idéalement située en milieu de parcours, dotés d’un puissant potentiel pour le trafic illicite et d’une multitude de routes vers les marchés visés, l’Afrique de l’Ouest a ainsi été progressivement transformée en une extension du bassin Caribéen comme nous le montrerons ici.


Réorganisation de la production andine

3En 1998, l’Assemblée générale spéciale des Nations unies (UNGASS1) sur les drogues envisageait d’« avoir éliminé ou réduit significativement les cultures illicites d’arbustes de coca, de plantes de cannabis et de pavot à opium en 2008. » Or, le rapport annuel publié à la fin du mois de juin 2008 affirme que, non seulement ces objectifs n’ont pas été atteints, mais que les productions de toutes les drogues d’origine naturelle ont sensiblement augmenté depuis dix ans (UNODC, 2008b). En particulier la production mondiale d’opium, du fait de son énorme croissance en Afghanistan, a pratiquement doublé pour atteindre 8 200 tonnes, susceptibles d’être transformée en au moins 1000 t d’héroïne2. Quant à la production globale de chlorhydrate de cocaïne, elle est passée de 825 t en 1998 à 925 t en 2007, soit une augmentation de 20 %3. Pour expliquer cet échec, il faut partir des années qui ont immédiatement précédé la réunion d’UNGASS et qui ont été en particulier marqué par des changements importants dans le rôle joué par les trois pays andins dans la production, ainsi que des différents dispositifs mis en place par les Etats-Unis pour la combattre.


* 1 UN General Assembly Special Session on drugs. * 2 On considère généralement que 10 kg d’opium permettent d’obtenir 1 kg d’héroïne pure. (...) * 3 Ces chiffres sont ceux de l’UNODC qui sont en général reconnus comme les plus précis et les (...)


Les cultures de coca et « l’effet ballon »

4Dans le domaine de la production de la cocaïne sud-américaine, il existait une division internationale du travail qui s’est sensiblement modifiée au milieu des années 1990. Depuis le début des années 1980 en effet, le Pérou et la Bolivie étaient les plus importants producteurs mondiaux de feuilles de coca (sur environ 120 000 ha et 50 000 ha respectivement en 1994), et de pâte base, matière première du chlorhydrate de cocaïne fabriqué, pour l’essentiel, en Colombie — pays le plus industrialisé le plus proche du marché nord-américain. Les Etats-Unis en ont conclu que si l’on parvenait à interrompre la ligne d’approvisionnement aérienne permettant aux trafiquants de ce dernier pays de s’approvisionner en matière première, le prix de la feuille de coca ne trouvant plus preneur s’effondrerait au Pérou et en Bolivie. Au début des années 1990, les Américains donc ont mis progressivement en place une chaîne de radar dans le nord du Pérou, le long de la frontière de l’Équateur et de la Colombie, afin de repérer les avionnettes colombiennes se préparant à atterrir sur des pistes de fortune dans la forêt amazonienne. Ce dispositif était relié à l’aviation de chasse péruvienne qui forçait à atterrir les appareils non-identifiés ou les abattait, le plus souvent sans sommation. Ce dispositif, appelé Air Bridge Denial s’est révélé relativement efficace, le nombre d’appareils interceptés passant de moins d’une demi-douzaine en 1994 à plus de vingt en 1996. Cette politique semble avoir dissuadé les trafiquants colombiens de venir s’approvisionner en matière première dans les pays voisins et le prix de la feuille de et de la pâte base de cocaïne boliviennes et péruviennes se sont effondrées, détournant les paysans d’une production qui ne trouvait plus preneur. Au Pérou, un autre phénomène a favorisé cette opération : la déroute de la guérilla maoïste du Sentier lumineux qui a permis à l’Etat, à partir de 1993, de reprendre le contrôle de vastes zones de la région amazonienne et de retirer une armée qui avait été largement corrompue par les prébendes du narco-trafic. En Bolivie, la réussite du plan américain a été favorisée par le retour au pouvoir, par les urnes, du général Hugo Banzer. Ce dernier devait en effet faire oublier aux Etats-Unis que c’est durant sa dictature militaire (1971-1978), et avec son appui, que la Bolivie était devenue un maillon important de la production et de trafic de cocaïne. Dans le cadre du Plan dignité, il a donc chargé l’armée de procéder à des campagnes massives d’éradication du cocaïer dans la région du Chapare4. Enfin, certains chercheurs attribuent la chute de la production en Bolivie et au Pérou au démantèlement, au milieu des années 1990, des cartels de Medellin et de Cali, fortement implantés dans la zone amazonienne du Pérou.


* 4 « Bolivie : une réussite ambigu de la guerre à la drogue » in Observatoire géopolitique (...)


* 5 La demande du marché étant largement satisfaite par la production dans les pays andins, cela (...)


5Selon les rapports de l’UNODC, les superficies de cultures illicites sont ainsi passées, à la fin des années 1990 à moins de 35 000 ha au Pérou et quelques milliers en Bolivie. Mais, ce que n’avaient apparemment pas prévu les Etats-Unis, c’est que les trafiquants colombiens, privés de leurs sources d’approvisionnement dans les pays voisins, développeraient chez eux les superficies de cocaïers qui sont ainsi passées de 40 000 hectares en 1995 à près de 170 000 ha en 2000. C’est-à-dire que la réduction de la production obtenue en Bolivie et au Pérou a été plus que compensée par son accroissement en Colombie — en anglais balloon effect, ou « effet ballon » : quand on appuie sur la surface d’un ballon gonflable, cela provoque une excroissance plus loin5. Cette situation a amené les Etats-Unis à financer à partir de l’année 2000, dans le cadre du Plan Colombie, d’intenses campagnes de fumigations aériennes qui, au prix de graves dommages causées à l’environnement et, probablement aussi à la santé humaine, ont obtenu une réduction des cultures en 2001 et 2004 qui sont passées à environ à 80 000 ha. Après une période de relative stabilité entre 2004 et 2006, selon l’UNODC (2008b, p.13), les superficies de cocaïers ont augmenté de près de 30 % en 2007, pour atteindre 100 000 ha. En outre, les progrès technologiques employés par les trafiquants font que la productivité à l’hectare et la teneur en alcaloïde de la feuille de coca ont augmenté. D’autre part on assiste à une reprise sensible des cultures au Pérou et en Bolivie où, en 2008, elles approchent respectivement 50 000 ha et 30 000 ha. En 2007, l’accroissement des superficies de culture a été pour les trois pays andins de 16 % pour atteindre 181 000 ha. Selon l’UNODC, la politique des paysans colombiens de disperser leurs cultures sur de petites parcelles pour éviter les fumigations aurait fait que la production de cocaïne reste globalement stable : 994 t en 2007 (dont 600 t proviennent de la Colombie), contre 984 t en 2006. Stabilité discutée par plusieurs experts colombiens.


Guérillas, paramilitaires et drogues

6En Colombie, l’augmentation des superficies cultivées a permis aux groupes rebelles — que ce soit les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) marxistes, ou les groupes paramilitaires d’extrême droite —, de se développer. Protégeant les paysans producteurs de coca et tirant profit des taxes sur la production et le trafic de cocaïne, ils ont accru leur contrôle territorial et le nombre de leurs combattants. Les paramilitaires, contrairement aux FARC, sont d’abord structurellement liés aux cartels de la drogue qui, souvent, les ont créé de toutes pièces pour protéger leurs propriétés rurales et leurs laboratoires. Si les Etats-Unis réclament l’extradition d’un certain nombre de ces paramilitaires, ils ferment les yeux sur le lien que d’autres entretiennent avec le gouvernement du président Alvaro Uribe. Cela suffirait à suggérer que la présence américaine en Colombie obéit à d’autres intérêts que ceux de la guerre à la drogue.


Les intérêts géopolitiques des Etats-Unis dans la région

7Ce sont les Etats-Unis qui aux titres de première puissance mondiale et leaders incontestés de la « guerre à la drogue » font l’usage le plus systématique de cet outil géopolitique, comme le montre leur intervention en Colombie. Jusqu’en décembre 1999 en effet, les Etats-Unis, dont une base se trouvait au Panama, avaient espéré maintenir une présence militaire dans la zone du canal. A cette fin, ils tentaient de vendre l’idée d’un Centre multilatéral antidrogues (CMA) basé dans ce pays. Mais, les pourparlers avec l’ancien président Balladares ayant été dévoilés et la nouvelle présidente, M. Moscoso ayant refusé l’implantation du CMA sur son territoire au nom de la souveraineté nationale, les Etats-Unis ont dû chercher ailleurs de nouveaux lieux d’implantation. Ainsi, leurs bases se sont redéployées in extremis en Floride, à Porto Rico (île de Vieques), à Cuba (Guantanamo), en Équateur (Manta), au Honduras et dans les îles de Curaçao et Aruba (gouvernement néerlandais). La plupart des concessions des pays étrangers étant annuelles, elles doivent être renégociées. L’exemple de l’Équateur dont le président nationaliste Rafael Correa élu en novembre 2006, est peu susceptible de renouveler ce contrat, montre la fragilité de ce redéploiement. A cela s’est ajouté le fait que le gouvernement nationaliste vénézuélien d’Hugo Chavez a interdit le survol de son espace aérien aux avions militaires des États-Unis et que le Panama a refusé de s’engager à protéger les agents de la Drug Enforcement Administration (DEA) le principal organisme de lutte anti-drogue des Etats-Unis opérant à partir de son territoire. La plupart des voisins de la Colombie s’opposent à ce plan qui risque d’exporter chez eux les problèmes de ce pays (guérilla, drogue et migrants).


Géopolitique colombienne et instrumentalisations du trafic de drogues illicites

8Les développements récents de l’affaire de la « parapolitique » et du « parabusiness » en Colombie soulignent une fois de plus la fracture qui sépare l’utilisation géopolitique faite par le gouvernement des Etats-Unis et ses Etats vassaux du trafic de drogues illicites, des justifications basées sur la morale protestante qui servent de pilier à l’imposition d’une répression sélective au reste du Monde (McCoy, 2003 ; Chouvy et al., 2004 ; Escohotado, 1996). Nés du désir des riches entrepreneurs, légaux et illégaux, colombiens et étrangers, de se protéger des revendications de groupes révolutionnaires stimulés, à l’origine, par des inégalités économiques et sociales parmi les plus fortes au monde6, les groupes paramilitaires se sont développés en Colombie à un rythme effréné depuis un quart de siècle. Représentés jusque dans les plus hautes sphères de l’Etat, ces groupes auxquels Amnesty International (2008a) attribuent 15 000 « disparitions », ont accru leur intégration verticale dans le trafic de drogues illicites sur le sol colombien en livrant une guerre sans merci aux groupes révolutionnaires et en attirant dans « leurs » territoires les transformateurs de pâte base, tout en supervisant les exportations à travers une judicieuse implantation spatiale frontalière (et à l’étranger). Les groupes révolutionnaires, FARC-EP en tête, durcissaient dans le même temps le ton, perdant progressivement en popularité en diversifiant leurs sources de revenus, notamment par le recours de plus en plus systématique au kidnapping et à l’extorsion. Territorialisant toujours la plus grande part des territoires producteurs de coca dans le Sud du pays, les FARC-EP qui tirent de larges profits en taxant cette production doivent désormais faire face à un front uni composé de l’armée du gouvernement colombien, largement soutenue financièrement et militairement par les Etats-Unis et des groupes paramilitaires.


* 6 La Colombie serait à l’heure actuelle le 8e pays le plus inégalitaire au Monde d’après (...)


Du « parabusiness » à la « parapolitique »

9Le « parabusiness », ou l’utilisation des groupes paramilitaires à des fins commerciales, est aux origines du phénomène paramilitaire : en décembre 1981, après avoir précédemment tenté d’enlever Carlos Lehder, haut représentant du cartel de Medellin, le groupe de guérilla M19 réussit finalement à kidnapper un membre de la puissante famille Ochoa (Marta Nieves Ochoa), associée à Pablo Escobar (Simon, 2004 ; Delpirou et al., 2000). Les puissants industriels de la région et les grands propriétaires terriens exaspérés par l’impôt révolutionnaire, ainsi que plus de deux cents trafiquants de cocaïne, montent alors le groupe paramilitaire MAS (Muerte a Secuestradores) pour chasser la guérilla de la région, travaillant rapidement très étroitement avec l’armée colombienne qui ira jusqu’à lui fournir légalement des armes jusqu’en 1989 (Simon, 2004).


10La « parapolitique » est la représentation de ces intérêts dans la sphère politique, indissociable de l’ascension du leader colombien Alvaro Uribe, lui-même ancien maire de Medellin (1982) puis sénateur et enfin gouverneur d’Antioquia (1986 - 1997), région dont le chef lieu est Medellin, durant la période marquant l’apogée du « Cartel » du même nom.


11La loi dite de « Justice et Paix » imposée au Parlement par les « uribistes » en juin 2005, ne fait rien pour couper les ponts puisqu’elle accorde de fait l’amnistie à une trentaine de milliers d’anciens paramilitaires, seuls soixante étant à ce jour condamnés en Colombie et quatorze extradés en urgence aux Etats-Unis alors qu’ils commençaient à parler ouvertement de leurs liens avec des secteurs politiques appuyant A. Uribe pour écourter les peines qui leur seront infligées (Amnesty International, 2008a). La loi blanchit du même coup les sommes considérables de « narcodollars » accumulés par ces groupes paramilitaires dans le trafic de drogues illicites notamment (Baez, 2007).


12Dans une déclaration commune, 18 000 chefs d’entreprises et d’exploitations colombiens avouèrent dans les mois suivant l’adoption de la loi « Justice et Paix » avoir financé les groupes paramilitaires. De même émergent sporadiquement les traces de l’implication de firmes Etats-uniennes faisant appel à leurs services pour se protéger des « taxes révolutionnaires » et pour « faire pression » sur les leaders syndicaux et les représentants des communautés indigènes possédant les terres pétrolières (Hilton, 2004 ; World Rainforest Movement, 2007). Le géant bananier Chiquita a, pour les mêmes raisons, été condamné récemment aux Etats-Unis pour avoir financé et armé des groupes paramilitaires à hauteur de 1,7 million de dollars de 1997 à 2004, en échange d’une « pacification » de la région bananière d’Uraba (Forero, 2007). Les dirigeants syndicaux sont les premières victimes de ces groupes paramilitaires, particulièrement durant les périodes de conflit social ou durant les négociations sur les conditions de travail (Amnesty International, 2008b), et ce bien que les dernières inspections en date aient montré que 92% des entreprises exerçant en Colombie violent les rares droits de leurs employés (Simons, 2004).


Dérives idéologiques et militaires de la résistance colombienne

13A l’origine soulèvement paysan contre le système latifundiste et les violentes expropriations gouvernementales commençant durant la période troublée de la Violencia (entre 200 000 et 300 000 morts selon les sources), les FARC ont rapidement été décrites par les Etats-Unis comme une « narco-guérilla »7, puis comme un groupe « narco-terroriste », pour décrédibiliser leur combat et appuyer la démarche militaire à l’encontre du groupe révolutionnaire. Il est vrai qu’il existe une longue histoire des relations entre les FARC et la drogue (Labrousse 2004 ; Labrousse, 2005) et qu’à partir des années 1980 le contrôle et la taxation des région productrices de coca et de pâte base deviennent un des moteurs économiques de la guérilla, qui perd en outre sa représentation politique formelle, l’Union Patriotique, dont les membres seront décimés par les groupes paramilitaires (3 000 morts au total dont le candidat à la présidentielle !). Cette guérilla a d’abord protégé les cultivateurs de coca qui constituaient sa base sociale en limitant les superficies de cultures, en interdisant la délinquance et la consommation de bazuco et, en échange, a perçu un impôt sur cette culture comme sur toutes les autres productions. Mais autoriser la culture de coca n’a de sens que si des trafiquants achètent la production et la transforme. Il serait alors illogique de ne pas percevoir des impôts sur les activités lucratives des trafiquants de cocaïne et sur le transit de cette drogue. C’est la raison pour laquelle les FARC se sont peu à peu liées à des activités criminelles, sans toutefois gérer leurs propres laboratoires et en ne participant que dans de rares cas à des réseaux d’exportation. Ces limitations auto-imposées ont plusieurs raisons. Pour les exportations les FARC, contrairement aux paramilitaires, ne contrôlent ni villes portuaires en Colombie ni réseaux commerciaux à l’étranger (Cf. Carte n°1). Quant aux laboratoires, la production de drogue implique le contrôle de réseaux d’importation de précurseurs chimiques, ce qui constituerait un investissement logistique sans doute trop important des FARC qui pourraient détourner de leurs objectifs militaires une partie de leurs forces. De 1995 à 2000, les revenus de la coca permettent le doublement des effectifs des FARC. D’autant plus que les campagnes aériennes d’aspersion, les conséquences de l’ajustement structurel négocié par et pour la petite élite économico-politique colombienne (Mayorga et al., 1999) et l’animosité affichée de l’armée poussent massivement les cocaleros dans leurs rangs (Labrousse, 2004 ; Thoumi, 2005 ; Vargas, 1999). Plus largement, les FARC reçoivent un soutien de certains jeunes ruraux en raison de la situation d’injustice qui règne toujours dans les campagnes (Pécault, 2008). Selon le programme des Nations unies pour le développement (PNUD), en Colombie, 0,4 % des propriétaires terriens possèdent 61,2 % des terres tandis qu’à l’autre extrémité du spectre 57,3 % n’en détiennent que 1,7 % …


* 7 On doit ce terme à un ancien ambassadeur des Etats-Unis qui fut par la suite extradé du Costa (...)


14Si les négociations avec les FARC-EP avaient déjà été interrompues en février 2002 sous le gouvernement Pastrana, l’arrivée au pouvoir d’A. Uribe (2002) renforce nettement le pouvoir des groupes paramilitaires d’extrême droite et leur poids dans le trafic des drogues illicites. Cette guerre pour le contrôle du narcotrafic ne remet cependant pas en cause l’existence même des FARC qui se financent en dehors à plus de 60% (Labrousse, 2004), notamment à travers le racket, les enlèvements et les menaces sur les autorités locales et la population civile qui les rendent de plus en plus impopulaires hors de leurs bases. Amnesty international (2008b) dénonce en outre les meurtres de civils et de leaders syndicaux opposés à leur cause.


15Paradoxalement, les FARC tirent leur force militaire, plus que politique, des défaillances mêmes du système colombien qu’ils condamnent (Vargas, 1999) et se retrouvent ainsi dans une position ambiguë similaire à celle des groupes de Noirs marrons dominicais, jamaïcains ou surinamiens des 18e – 19e siècles, dont l’existence même dépendait largement de celle des ennemis qu’ils combattaient (Baker, 1994). A court terme, ils ne peuvent par exemple proposer d’autre alternative que l’enrôlement dans leur armée aux cocaleros ruinés par les campagnes d’éradication, campagnes devenant ainsi le moteur de la croissance démographique du groupe révolutionnaire qui était, à l’origine, opposé à la production de drogues (Vargas, 1999)…


« Les réussites d’un échec »8 : les Etats-Unis, le plan Colombie et l’explosion du trafic des drogues illicites

16Malgré les liens établis entre l’armée, le gouvernement et les paramilitaires, l’ensemble « tellement lié qu’il est difficile de les différencier » étant responsable de 2/3 des meurtres commis en Colombie d’après la Fédération Internationale de la Ligue des Droits de l’Homme, le gouvernement des Etats-Unis fournit annuellement plusieurs milliards de dollars d’équipements militaires au général à la tête de l’armée colombienne, Mario Montoya Uribe, qui a été lui même formé sur la base Knox dans le Kentucky et est mis en cause par des documents rendus publics de la DIA et de la CIA, notamment pour sa proximité avec des groupes paramilitaires et pour avoir planifié un attentat à la bombe contre le siège d’un journal communiste colombien (Evans, 2008). Pour s’assurer de garder à la tête du pays leur allié A. Uribe, les Etats-Unis ont dépensé au total 7,7 milliards de dollars d’ « aide » depuis 2002, permettant au président « d’offrir à la populace du pain et des jeux » (Baez, 2007), de repousser les FARC dans l’intérieur Amazonien et les vallées andines, de réduire le sentiment d’insécurité des Colombiens, et ainsi de jouir d’une importante côte de popularité que le scandale de la parapolitique commence seulement à entacher. Voyant le vent tourner, A. Uribe vient d’ailleurs de demander la tenue d’une élection présidentielle anticipée…


* 8 Cf. Ronken, 1999.

17Outre le contrôle d’un territoire vital pour leurs intérêts géostratégiques, ouvert sur deux océans et le canal de Panama, les Etats-Unis ont d’autres motifs pour soutenir Uribe et intervenir en Colombie. Des compagnies pétrolières américaines opèrent par exemple dans le nord-est du pays et c’est dans le cadre du Plan Colombie qu’un demi millier de militaires américains forment des corps de l’armée colombienne pour protéger l’oléoduc Cañon Limòn-Coveñas des attentats de la guérilla. Amnesty International (2008b) estime que près de 60% des trois millions de déplacés colombiens ont été chassés de terres représentant un intérêt économique important, notamment pour ces entreprises pétrolières.


18En outre, le sud des Etats-Unis étant particulièrement sec, il existe des projets d’y faire venir de l’eau de l’Amazonie. Or les militaires brésiliens, qui sont nationalistes même lorsqu’ils sont ultraconservateurs, y sont fermement opposés. La Colombie apparaît, de ce point de vue comme un maillon faible. Enfin, l’industrie pharmaceutique états-unienne voudrait avoir un accès sans restriction à la biodiversité amazonienne. Il faut aussi noter que la Colombie est, avec le Pérou et le Chili, le seul pays sud-américain à vouloir signer un Traité de libre-échange (TLC) avec les Etats-Unis.


19La première conséquence logique de ce soutien sans faille à l’alliance d’extrême droite colombienne réside dans l’explosion du trafic. Si les saisies ont doublé entre 2002 et 2005 (UNODC 2008), on estime que la production de cocaïne demeure proche de 1000t par an depuis 2004, soit une augmentation de 20% par rapport à 2002 (UNODC 2008b). Comme le montre la carte n°1 l’implantation des groupes paramilitaires obéit en effet aux logiques de protection du trafic du pétrole (contre les sabotages de l’ELN notamment) et de la cocaïne, mais aussi des principaux ports d’exportation et des gisements pétroliers qui représentent les principaux facteurs d’attraction. Dans le même temps, une lutte sans merci se développe autour des principaux territoires de culture du cocaïer, notamment dans le Sud où les FARC sont très implantées.


20Les groupes paramilitaires demeurent plus actifs que jamais : assassinats en masse touchent les paysans, les leaders civils, des instituteurs et des professeurs, des étudiants et plus que tous les représentants syndicaux (Altamiranda, 2007). Les FARC déplorent la mort récente de deux de leurs plus importantes figures en les personnes de Raul Reyes et de Marulanda, tandis que le gouvernement parle de désertions massives suite à la reddition d’une importante partie du front 47 (Antiquiota) (Bèle, 2008) et de la libération d’Ingrid Bétancourt notamment. En porte à faux de la communication de Bogota qui décrit une guérilla décimée, Laurence Mazure rapportait récemment le témoignage d’un commandant de l’armée colombienne affirmant que « la guerre n’a jamais été aussi dure qu’en ce moment, partout, de tous les cotés, et [qu’]il y a beaucoup de victimes » (Mazure, 2007).


21De la même manière qu’en Irak, quelle que soit la situation colombienne, et bien que la moitié des membres du Congrès soit désormais impliquée dans des affaires de narcotrafic/paramilitarisme, les investissements américains dans le pays explosent à l’abri du bouclier militaire que représente le « Plan Colombie » ; par ailleurs, les entreprises pétrolières Etats-uniennes dans le pays ne se sont jamais si bien portées (Leech, 2004). Ce qui fait dire à Georges Bush à l’égard d’A. Uribe : « je suis fier de vous appeler ami et allié stratégique » (Mazure, 2007).


Réorganisation du trafic de cocaïne dans le bassin caribéen et intégration de l’Afrique occidentale

22L’organisation du trafic de drogues illicites a été profondément modifiée dans le bassin caribéen depuis le début des années 2000. Le Venezuela s’est imposé comme la principale plate-forme d’exportation de drogues illicites vers les Etats-Unis et, de plus en plus, vers l’Europe, tandis que Haïti et la République Dominicaine asseyaient dans le même temps leur rôle d’« Etats entrepôts ». Mais le contrôle des cartels mexicains sur le commerce illicite de cocaïne vers les Etats-Unis devenant hégémonique, la route caribéenne vers les Etats-Unis est tombée en désuétude, poussant les trafiquants caribéens à se tourner vers les marchés européens, où la consommation de cocaïne aurait triplée ces dix dernières années, sinon vers le marché Asiatique (Lebleux & alii, 2007).


Coups et trafic de drogues illicites dans la caraïbe

23Cette modification de la géographie du trafic fut la conséquence directe d’un changement du coté des fournisseurs de cocaïne sud-américains combiné aux développements géopolitiques qui entraînèrent la création de nouveaux réseaux de trafic caribéen à partir de 2007/2008. La promotion du Venezuela comme centre de contrôle du trafic de drogues illicites dans la Caraïbe fut par exemple la conséquence directe de l’implantation des branches de la Ndrangheta et de la Cosa Nostra dans le pays (Figueira, 2006)9. De même la tentative de coup d’Etat de 2002 contre le président Hugo Chavez, la grève de PDVSA qui suivit, et l’assaut continu contre le gouvernement permis aux trafiquants de drogues illicites de réorganiser leur trafic en 2004. Dans le contexte d’un Etat vénézuélien déjà affaibli par une corruption chronique, ces assauts répétés contre le maintien au pouvoir d’H. Chavez, obérèrent sa capacité à lutter contre ces nouveaux développements (Figueira, 2006).


* 9 Familles du crime organisé européen qui dominent et facilitent la réorganisation du trafic (...)

24De plus, le président haïtien Jean-Bertrand Aristide fut renversé en février 2004 par une milice financée par le trafic de drogues et le gouvernement états-unien (Chomsky & alii, 2004), faisant du pays le premier Etat « défaillant » narcotrafiquant des Amériques (Figueira, 2006). René Préval, successeur d’Aristide, et la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation d’Haïti (MINUSTAH) n’ont rien fait pour mettre fin à la domination que les narcotrafiquants exercent sur l’Etat et la société civile haïtienne. Depuis, le trafic de drogues illicites a explosé en Haïti avec pour conséquence directe le débordement des volumes transportés, sous forme de vente au détail dans les aires (proto)urbaines pauvres où l’addiction devient un problème majeur.


25En République Dominicaine, les Etats-Unis ont fermé les yeux sur la croissance exceptionnelle du trafic de cocaïne d’Etat pour garder au pouvoir des dirigeants proches de leurs intérêts économiques qui s’expriment notamment à travers l’étendue des zones franches d’exportation et de vastes zones touristiques aux mains d’investisseurs Nord-américains (Itzigsohn, 2000). C’est ainsi que, dès 1998, le PNUCID décrivait à juste titre la partie orientale de l’île d’Hispaniola comme « un porte-avion de la drogue au centre de la Caraïbe » (Meyzonnier, 2000) alors que, malgré tout, le Département d’Etat des Etats-Unis n’a jamais retiré sa certification au pays…


26Avions, navettes rapides, navires de commerce, yachts et embarcations de pêche quittent désormais le Venezuela pour décharger leur marchandise en Haïti, en République Dominicaine, puis en Afrique de l’Ouest et enfin en Europe, particulièrement en Espagne et au Portugal. Les embarcations vénézueliennes peuvent aussi partir directement vers l’Afrique de l’Ouest où leurs marchandises transitent alors en vue d’un transfert vers l’Europe ou l’Asie. Ce schéma en vigueur depuis les années 1980 s’appuie sur l’expérience des réseaux diasporiques de trafiquants de cannabis de l’époque coloniale (Akyeampong, 2005), et il s’est particulièrement amplifié depuis le milieu des années 2000 (UNODC, 2007b). C’est ainsi que 630 kg de cocaïne furent saisis le 1er mai 2007 en Mauritanie, dans un petit avion en provenance du Venezuela, et que deux tonnes et demi furent saisies au Venezuela à l’intérieur d’un autre avion privé en partance pour la Sierra Léone (UNODC, 2007b). Près de 10 tonnes de cocaïne furent en outre saisies dans les eaux internationales entre l’Afrique et l’Europe en 2006 (UNODC, 2007b). Les saisies de cocaïne effectuées en Afrique de l’Ouest ont été multiplié par dix entre 2005 et 2006, approchant les 15 tonnes, concentrées quasi exclusivement sur le Nigeria où ces saisies ont été multipliées par 36 sur la même période ! Le Nigeria, base des premiers trafiquants importants de cocaïne et d’héroïne de la région concentre ainsi 97 % des saisies de cocaïne du continent en 2006 (UNODC, 2008b) presque trente ans après les premières saisies d’héroïne d’origine asiatique dans le pays, coïncidant avec l’effondrement des cours du pétrole (Pérouse de Montclos, 1998).


Vers une reproduction en Afrique du modèle narco-économique caribéen ?

27Les organisations caribéennes de trafiquants ont reproduit leurs structures en Afrique de l’Ouest en jouant de la diaspora, des clans, et d’activités économiques formelles qui permettent et masquent les activités illicites sur place. Ainsi en est-il des colombiens, vénézueliens et des « Syriens » qui produisent progressivement une intégration verticale du trafic de drogues illicites grâce à leur présence à la fois dans les principaux pays trafiquants comme le Venezuela, dans les Etats vassaux caribéens, et aujourd’hui à la tête du trafic en Afrique de l’Ouest. Les petits groupes employés en Afrique de l’Ouest pour le transport de la cocaïne sont au contraire faiblement organisés et hiérarchisés (Shaw, 2002), ce qui facilite la reproduction du rapport de domination de type caribéen en Afrique. Ces groupes d’employés ne sont cependant pas les seuls trafiquants africains, loin s’en faut.


28A l’heure actuelle les drogues illicites transbordées en Afrique de l’Ouest se frayent un chemin vers les marchés visés à travers trois routes distinctes : maritimes et aériennes directes reliant le Golfe de Guinée à l’Europe, terrestres traversant la région du Sahel, le Maghreb puis l’Europe, et enfin terrestres et maritimes à travers l’Afrique de l’Est à destination de l’Europe ou de l’Asie. La Guinée-Bissau où résiderait soixante trafiquants colombiens et où 33 tonnes de cocaïne ont été saisies entre 2004 et 2007 malgré la complicité évidente d’autorités corrompues (Vulliamy, 2008 ; UNODC, 2007a), le Mali où 750 kg de cocaïne furent récemment saisis (BBC News, 2008), et la Mauritanie où des saisies records des 630 et 830 kg de cocaïne ont été effectuées en 2007 (UNODC, 2007b), s’individualisent comme d’importantes synapses connectant ces routes du commerce de drogues illicites. De même en est-il du Sénégal (5,5t saisies en 2007 sur trois opérations) et plus encore du Ghana, pourtant longtemps présenté par la Banque Mondiale comme modèle de réussite de l’ajustement structurel en Afrique (près de deux tonnes saisies en 2006 sur une seule opération (UNODC, 2007b).


29Le Nigeria s’est hissé au rang de centre de commande et de contrôle du trafic de drogues illicites en Afrique comme le montre la proéminence de ses réseaux de « mules » (Mdachu, 2008, Bernstein, 1999), avec une présence et une influence marquées sur les routes vers (et au départ de l’Asie et) l’Europe. Les trafiquants Nigérians forment un groupe solide en raison de leur présence active dans le trafic de cocaïne sur le continent Sud-américain et dans la Caraïbe où ils se dissimulent aisément parmi la population, ainsi que grâce à des liens diasporiques qui lient le pays à « Londres, New York, en passant par Singapour, Karachi et São Paulo » (Pérouse de Montclos, 1998), et en raison de leur expérience précédente dans le trafic d’héroïne. Ils se différencient en ce sens des posses (gangs) jamaïcains, par exemple, par leur intégration verticale plus poussée du trafic, depuis la source jusqu’aux points de vente.


30Le Ghana possède un rôle similaire, et depuis une période récente concurrentiel (Bernstein, H., 1999), sur les routes maritimes vers l’Europe, particulièrement vers la Galice en Espagne, les côtes portugaises et plus marginalement les côtes Irlandaises, et ce d’autant plus que nombre de trafiquants nigérians ont acquis la nationalité Ghanéenne et y ont délocalisé leurs activités (tout comme au Bénin, au Togo, au Niger, etc.) à partir des années 1980 pour échapper à la peine de mort instaurée par les régimes militaires de M. Buhari puis de S. Abacha sanctionnant le trafic (non-Etatique) de drogues illicites (Akyeampong, 2005). H. Bernstein décrit le trafic de drogues illicites au Ghana comme le secteur économique d’exportation non traditionnel le plus dynamique (Bernstein, 1999). Deux tonnes et demi de cocaïne furent ainsi saisies récemment par les autorités française à bord du navire Blue Atlantic, immatriculé au Libéria, mais opérant à partir du Ghana comme le montra la composition de l’équipage (IOL, 2008)…


* 10 Au tout début des années 1980, les trafiquants colombiens mirent en place un réseau associant (...)


31Le premier marché africain pénétré par les trafiquants de drogues illicites caribéens fut cependant l’Afrique du Sud10. Ce pays dispose d’avantages comparatifs : il est le plus important hub aérien d’Afrique, et on y possède une expérience de la contrebande d’armes, de pierres et d’ivoire. L’Afrique du Sud dispose aussi de réseaux bien établis, particulièrement à Johannesburg et Cape Town, d’où ces produits illicites sont acheminés vers l’Europe, l’Asie et l’entrepôt est-Africain (Ouganda, Kenya).

* 11 Procédé consistant à concentrer un très grand nombre de « mules » sur un même vol en (...)


32L’Europe est donc désormais confrontée à de multiples routes alimentant ses marchés des drogues illicites dont celui de la cocaïne en forte extension (UNODC, 2008b). En plus des routes transatlantiques traditionnelles (Caraïbe - Atlantique Nord), l’Union Européenne doit faire face à des routes maritimes depuis l’Afrique de l’ouest, des routes aériennes depuis l’Afrique, des routes maritimes depuis l’Afrique du Nord et des routes terrestres variées. Selon l’UNODC, 26% de la cocaïne saisie dans onze aéroports d’Europe de l’Ouest provenait par exemple en 2006 d’Afrique. Cette proportion serait passée à 46% durant les trois premiers quarts de l’année 2007 avec l’utilisation de plus en plus systématique de la tactique du « shotgun » (UNODC, 2007b)11.


33Les réseaux du trafic de drogues illicites vers l’Europe se sont de plus agrégés à des routes traditionnelles de trafics illicites variés comme les routes des diamants et les routes du trafic d’êtres humains. La principale conséquence en Afrique réside dans la reproduction partielle du modèle caribéen avec l’instauration d’« Etats défaillants » narcotrafiquants. La mise en place d’un modèle de type caribéen est d’autant plus inquiétante qu’elle est synonyme de « débordement » des volumes transportés, principalement sous forme de crack, ainsi que d’explosion de la criminalité liée au trafic local.


* 12 Une démocratie narcotrafiquante est un Etat trafiquant qui maintient une apparence de (...)


34Le continent africain montre un potentiel de développement d’un Etat-type situé à mi-chemin entre la démocratie narcotrafiquante et l’ « Etat défaillant » narcotrafiquant12. Le trafic de drogues illicites déstabilise en effet déjà des Etats fragiles d’Afrique de l’Ouest comme la Guinée-Bissau, le Ghana ou la Mauritanie. Il menace aussi des démocraties en cours de consolidation comme le Bénin ou l’Afrique du Sud. De son coté, le Nigeria s’impose dans un troisième modèle-type d’Etat pétrolier criminel narcotrafiquant. Des preuves de trafics transfrontaliers y existent depuis de nombreuses années vers le Cameroun, le Niger et le Tchad notamment (Akinsanmi, 2008 ; Akyeampong, 2005 ; Olugdobe, 2008). Le Bénin est également touché, en raison de la présence des deux cotés de la frontière de populations d’origine Yoruba qui pratiquent un intense commerce transfrontalier et, par « effet ballon », en raison des mesures répressives mises en place par le Nigeria voisin dans les années 1990 (Labrousse et al. 2001). Le spectre du trafic de drogues illicites menace en outre d’accentuer la déstabilisation d’Etats défaillants comme le Liberia, la Sierra Leone et la Côte d’Ivoire. Et ce d’autant que les diamants sont, par exemple, des marchandises précieuses utiles pour trafiquer et blanchir les profits générés par le trafic de drogues illicites et qu’il apparaît donc de l’intérêt des groupes narcotrafiquants de contrôler les ressources naturelles de valeur d’Afrique de l’Ouest.


35Un second problème de taille réside dans l’intérêt montré par les organisations narcotrafiquantes pour le trafic d’êtres humains, combinaison importée par les trafiquants opérant dans la région Caraïbe qui est progressivement reproduite en Afrique de l’Ouest au coté du trafic d’armes (Figueira, 2006). Ainsi, les migrants clandestins déplacés par ces organisations peuvent aussi être des « mules » (avaleurs) transportant des drogues illicites, ou bien voyager au coté de caisses de cocaïne et/ou d’armes, l’objectif des trafiquants étant de multiplier le profit généré par chaque voyage, et ce d’autant que les bateaux doivent ensuite revenir à vide.


36Une bataille pour le contrôle des routes transsahéliennes et transsahariennes ouvrant le trafic de drogues illicites et des armes vers le Maghreb et l’Europe se déroule actuellement (Fetcher, 2008), accroissant les tensions qui préexistent dans le contexte de l’effondrement d’Etats fragiles. La présence d’extrémistes islamiques dans le Sahel et le Sahara (UNODC, 2008a), et leur implication dans le trafic d’armes pour financer des attaques contre les Etats de la région et d’Europe, représente en outre une menace importante sur la sécurité de l’Afrique et de l’Europe.


37A long terme, au vu de l’évolution des groupes nigérians ses vingt dernières années par exemple, une « colombianisation » plus ou moins partielle du paysage africain est envisageable. L’Afrique pourrait ainsi devenir une plate forme de production de cocaïne et des tentatives de mise en culture ont d’ailleurs été documentés au Congo (Labrousse, 2003 ; Figueira, 2003) tandis que des laboratoires étaient régulièrement démantelés en Afrique du Sud (UNODC, 2008b). Inonder les marchés européens et asiatiques en drogues illicites de haute qualité et bon marché, avec de bas coûts de production implique en effet la création d’une telle plate forme africaine : la proximité géographique de l’Afrique avec l’Europe et l’Asie, la faiblesse d’Etats corrompus, les formes variées d’instabilité sociale, les conflits et le manque généralisé se combinent pour créer une opportunité que les organisations narcotrafiquantes africaines ne manqueront pas d’utiliser pour la production et le trafic de drogues illicites en Afrique. Il est plus que probable que les puissantes organisations criminelles globalisées formeront sur place des joint-ventures flexibles pour répondre à cette opportunité.


38Au Nigeria, cette éventuelle « colombianisation » répondant par « effet ballon » au resserrement répressif sur la Colombie, pourrait aussi prendre la forme d’un rapprochement entre certains groupes de résistance à l’exploitation des matières premières par des firmes multinationales étrangères et des trafiquants de cocaïne. Dans cette optique, on pourrait envisager la dérive d’une branche du Mouvement pour l’Emancipation du Delta du Niger (MEND) vers un groupe de type FARC et un accroissement de la violence autour de l’exploitation pétrolière nigériane.


* 13 On parle désormais de l’utilisation de groupes paramilitaires pour lutter contre les groupes (...) * 14 Les trafiquants nigérians interviewés par Mark Shaw (2002) perçoivent leur activité comme (...)


39C’est ainsi que L’UNODC a sonné l’alarme quant à l’utilisation croissante de l’Afrique de l’Ouest comme intermédiaire dans le trafic de drogues illicites produites en Amérique du Sud en raison de la menace que ce trafic pose sur les intérêts des Etats-Unis et de l’Europe dans la région (UNODC, 2007b ; UNODC, 2008b). La « colombianisation » amorcée de l’exploitation française de l’uranium au Niger pourrait marquer elle aussi un regain de tension en cas d’utilisation du trafic de drogues illicites par les groupes d’opposants13. On pourrait tout aussi bien imaginer, à terme, une « mexicanisation » du Golfe de Guinée, c’est-à-dire le développement de groupes criminels locaux rivaux suffisamment puissants pour imposer leurs conditions, taxer le transit de cocaïne colombienne, et peser sur les milieux politiques locaux. On pourrait aussi imaginer la création d’un modèle africain combinant différents groupes criminels14 (réceptionnistes Ghanéens, transporteurs Sénégalais, droppers marocains, organisateurs nigérians, etc.) sur une base ethnique et/ou nationale de manière plus ou moins complémentaire. La cohabitation de deux modèles comme c’est le cas à l’heure actuelle (groupes dépendants de trafiquants sud américains et groupes diasporiques nigérians plus ou moins autonomes) n’est pas non plus à exclure.


40De la même manière que de l’autre coté de l’Atlantique, le discours de l’UNODC permet à l’heure actuelle d’apporter de nouvelles justifications à la présence militaire occidentale dans la région pour assurer la sécurité des investissements (métaux précieux, pétrole, uranium, etc.), et ce d’autant plus que les Etats-Unis et l’Europe sont conscients des risques posés par une possible « colombianisation » d’un continent qui fait déjà l’objet de vives luttes géopolitiques quant au contrôle des immenses richesses de son sous-sol. Conclusion 41Toute analyse de la géopolitique des drogues illicites doit envisager ce sujet de manière diatopique. En effet, seule une analyse à plusieurs échelles permet de souligner l’imbrication d’intérêts locaux, régionaux et internationaux dans un trafic finalement peu dérangé par une répression pourtant dotée de larges financements par les agences d’Etat des pays les plus riches (DEA, etc.) et leurs organisations multinationales (UNODC). L’accroissement constant des volumes de drogues illicites produites ne fait que souligner l’instrumentalisation de la répression du trafic de drogues illicites dans les rapports géopolitiques entre Etats entretenant des relations de dépendances plus ou moins marquées.


42Les Etats-Unis utilisent ainsi de manière particulièrement flagrante le prétexte du narcotrafic colombien pour contrôler un pays stratégique sur le plan géographique, économique et écologique. Paradoxalement, du moins en apparence, l’ampleur de la production de coca colombienne est la conséquence directe de campagnes toutes aussi géopolitiques et mal inspirées menées auparavant, en Bolivie et au Pérou, selon d’autres impératifs et il n’existe aucune raison de penser que l’effet ballon n’est pas valable en Colombie, d’où les craintes inspirées par le plan Colombie dans les pays voisins. Par ailleurs les réseaux d’exportation de la cocaïne colombienne sont étroitement liés aux groupes paramilitaires dont les racines s’enchevêtrent dans les blocs que représentent les grands « cartels » de la drogue, les milieux industriels de la Valle del Cauca, les investisseurs étrangers, et les milieux politiques « libéraux » qui dirigent le pays conformément aux intérêts étrangers. De même, en Haïti et en République Dominicaine, l’imposition de régimes conservateurs alliés passe par des concessions et des alliances avec les trafiquants de cocaïne notamment Colombiens, Vénézuéliens, « Syriens », et leurs intermédiaires locaux (l’armée notamment). Au Venezuela, contrairement à Haïti, la lutte pour le renversement du gouvernement démocratique de Hugo Chavez n’a pas porté ses fruits mais a suffit à paralyser le pouvoir d’un Etat déjà faible en terme de répression du trafic, contribuant à l’émergence d’un des plus grands centre d’exportation mondial de cocaïne. Face au resserrement de la surveillance dans les espaces caribéens et le ciblage des diasporas originaires de la région suite aux bruyantes affaires des posses jamaïcains (distributeurs et non organisateurs du trafic), et la mainmise des « cartels » mexicains sur la distribution aux Etats-Unis, l’Afrique émerge comme une plaque tournante prometteuse, forte de routes déjà tracées par des trafics d’armes, de pierres et de migrants clandestins, et de la présence de groupes mafieux régionaux comme les Nigérians, et internationaux comme les mafias syriennes et colombiennes. Il est aujourd’hui à craindre que viennent se superposer aux nombreux problèmes géopolitiques préexistants en Afrique les conséquences d’un accroissement du trafic de drogues illicites sous forme de répétition du modèle caribéen, du modèle mexicain ou du modèle colombien, voire d’une combinaison inédite propre au continent…


43IOL, 2008, “Drugs seized off Liberian coast”, 31 janvier, [En ligne] http://www.int.iol.co.za/index.php?...



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1 UN General Assembly Special Session on drugs.

2 On considère généralement que 10 kg d’opium permettent d’obtenir 1 kg d’héroïne pure. Mais, en 2006, l



25/11/2009
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