La révolution latino-américaine doit produire sa propre théorie
Il manque encore à l’Amérique latine, continent de
révolutions et de contre-révolutions, une pensée stratégique capable d’orienter
des processus politiques riches et diversifiés, et qui soit à la hauteur des
défis à relever. Malgré une forte capacité analytique, d’importants processus
de transformation et des dirigeants révolutionnaires emblématiques, le
continent n’a pas produit la théorie de sa propre pratique.
Les trois stratégies historiques
de la gauche ont pu compter sur des forces à la direction vigoureuse – partis
socialistes et communistes, mouvements nationalistes, groupes de guérilla – et
ont mené des expériences de profonde signification politique : la
Révolution cubaine, le gouvernement d’Allende, la victoire sandiniste, les
gouvernements post-néolibéraux au Venezuela, en Bolivie et en Equateur, la
construction de pouvoirs locaux comme au Chiapas, et les pratiques de budgets
participatifs, dont la plus importante eut lieu à Porto Alegre. Cependant, il
n’existe pas de grande synthèse stratégique qui nous permette d’utiliser les
bilans de chacune de ces stratégies, ni un ensemble de réflexions qui puisse
favoriser la formulation de nouvelles propositions.
Le fait même que ces trois stratégies
aient été développées par des forces politiques distinctes a empêché la
formation de processus communs d’accumulation, de réflexion et de synthèse.
Tant que les partis communistes eurent une existence réellement concrète, ils
promurent des processus de réflexion sur leurs propres pratiques. Tant qu’elle
exista, la OLAS (Organisation Latino-américaine de Solidarité) fit de même pour
les processus de lutte armée. Les mouvements nationalistes, au contraire,
n’établirent pas suffisamment d’échanges entre eux pour susciter un phénomène
similaire. Aujourd’hui, les nouvelles pratiques ne stimulent pas l’élaboration
théorique ni la problématisation critique des nouvelles réalités.
Les stratégies adoptées sur le
continent, surtout dans les premiers temps, souffrirent du poids des liens
internationaux de la gauche latino-américaine avec les partis communistes en
particulier, mais aussi avec les sociaux-démocrates. On peut prendre l’exemple
de la ligne de "classe contre classe", mise en place dans la seconde
moitié des années vingt. Celle-ci rendit difficile la compréhension des formes
politiques concrètes de réponse à la crise de 1929 – le gouvernement de Getúlio
Vargas étant l’une des exceptions, avec l’éphémère gouvernement socialiste
chilien de douze jours et des manifestations similaires à Cuba. Or, cette ligne
de "classe contre classe" fut une importation directe de la crise
d’isolement de l’Union Soviétique face aux gouvernements d’Europe occidentale,
et non une situation née des conditions concrètes du continent américain.
Les mobilisations menées par
Farabundo Martí et par Augusto Sandino naquirent de conditions concrètes de
résistance contre l’occupation américaine et furent l’expression de formes
directes de nationalisme anti-impérialiste. Les processus d’industrialisation
en Argentine, au Brésil et au Mexique surgirent en réponse à la crise de 1929.
Elles ne s’appuyèrent pas, au moins au départ, sur des stratégies articulées.
La Commission Economique por l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL) se mit à
théoriser les situations lorsque, au début de la seconde période d’après-guerre
déjà, elle commençait à envisager la théorie de l’industrialisation par
substitution aux importations – et encore s’agissait-il d’une stratégie
économique. La révolution bolivienne de 1952 n’élabora pas non plus de ligne
d’action stratégique propre, et ne fit que mettre en pratique certaines
revendications, comme l’universalisation du vote, la réforme agraire et la
nationalisation des mines.
Ainsi, ni le nationalisme ni le
réformisme traditionnel n’appuyèrent leur action sur des stratégies ; ils
ne firent que répondre à des demandes économiques, sociales et politiques.
Quand l’Internationale Communiste définit sa position de Fronts Antifascistes,
en 1935, l’application de la nouvelle orientation coïncida avec les conditions
concrètes vécues par les pays de la région. Si la ligne de "classe contre
classe" était une réponse aux conditions particulières de l’Union
Soviétique, la nouvelle orientation répondait à l’expansion des régimes
fascistes en Europe. Ni l’une ni l’autre ne prenaient en compte les conditions
de l’Amérique latine, assimilée à une périphérie coloniale, sans identité
particulière.
Cette inadéquation eut plusieurs
effets concrets. Le mouvement mené par Luís Carlos Prestes en 1935 resta à
cheval entre deux lignes : d’un côté, il organisait un soulèvement centré
sur les lieutenants ; d’un autre, il ne prônait pas un gouvernement
ouvrier et paysan mais un front de libération national, en réponse à la ligne
plus ample de l’Internationale Communiste. La forme de lutte correspondait à la
ligne radicale de "classe contre classe", et l’objectif politique, au
front démocratique. Le résultat fut que le mouvement s’isola de la
"Révolution de 1930" dirigée par Getúlio Vargas, de caractère
nationaliste et populaire.
Le Front Populaire chilien
importa l’étiquette "anti-fasciste" sans que le fascisme se soit
étendu au continent. Le fascisme européen fut transposé mécaniquement sur
l’Amérique latine, avec toutes les erreurs possibles que cela put entraîner. En
Europe, le fascisme s’identifia au nationalisme et à l’anti-libéralisme, sans
aucune significaton anti-impérialiste. Le nationalisme européen fut marqué par
le chauvinisme, par la prétendue supériorité d’un Etat national sur les autres,
et par l’anti-libéralisme, y compris contre la démocratie libérale. La
bourgeoisie ascendante assuma l’idéologie libérale comme un instrument pour
libérer la libre-circulation du capital de ses limites féodales.
En Amérique latine, le nationalisme
reproduisit l’anti-libéralisme politique et économique, mais il adopta une
position anti-impérialiste, du fait de la localisation même de la région à la
périphérie – des Etats-Unis, dans notre cas, ce qui nous situa dans le champ de
la gauche. Cependant, la transposition mécanique des schémas européens
conduisit certains partis communistes de l’époque (au Brésil et en Argentine,
par exemple) à caractériser à certains moments Juan Domingo Perón et Getúlio
Vargas de reproducteurs du fascisme en Amérique latine. Pour cette raison, ils
furent identifiés comme les plus féroces adversaires à combattre. Ainsi, le
Parti Communiste argentin,lors des élections de 1945, s’allia contre Perón non
seulement avec le candidat libéral du Parti Radical, mais aussi avec l’Eglise
et l’ambassade des Etats-Unis, appliquant l’idée selon laquelle toute alliance
contre le plus grand ennemi, le fascisme, était valide.
La plus grande confusion ne se
produisit pas seulement en relation avec le nationalisme, mais aussi avec le libéralisme
qui fut en Europe l’idéologie de la bourgeoisie ascendante, alors qu’en
Amérique latine les politiques de libre-commerce du libéralisme était le
patrimoine des oligarchies primo-exportatrices. Ici, le nationalisme n’est pas
le seul à avoir le feu vert ; le libéralisme aussi.
Ce fut ce phénomène qui dissocia
questions sociales et questions démocratiques, et qui fit que les questions
sociales furent prises en charge par le nationalisme, au détriment des
questions démocratiques.
Le libéralisme s’efforça toujours
de s’approprier la question démocratique, et accusa les gouvernements
nationalistes d’être autoritaires et dictatoriaux, tandis que ceux-ci
accusaient les libéraux de gouverner pour les riches et de n’avoir aucune
sensibilité sociale, revendiquant pour leur compte la défense des masses
pauvres de la population.
Seule une analyse concrète des
situations concrètes aurait permis de s’approprier les conditions historiques
spécifiques du continent et de chaque pays. Des analyses comme celles du
Péruvien José Carlos Mariátegui, du Cubain Julio Antonio Mella, du Chilien Luis
Emilio Recabarren et du Brésilien Caio Prado Jr., parmi d’autres : autant
d’analyses autonomes que les directions des partis communistes auxquels leurs
auteurs appartenaient ne prirent pas en compte. Au contraire, ce furent les
idées de l’Internationale Communiste qui furent prédominantes, et qui
contribuèrent à mettre en difficulté l’implantation des partis communistes dans
ces pays.
Quand le nationalisme fut assumé
par la gauche, ce fut comme force subordonnée dans des alliances avec une
direction populaire représentant un bloc pluriclasisste. Cette longue période
ne fut pas théorisée par la gauche. Les alliances et les conceptions des fronts
populaires ne rendaient pas compte de ce nouveau phénomène où
l’anti-impérialisme remplaçait le fascisme avec des caractéristiques très
différentes.
La révolution bolivienne de 1952
fut l’objet d’interprétations contradictoires car elle comportait des éléments
nationalistes, comme la nationalisation des mines d’étain, et populaires, comme
la réforme agraire. Mais la participation active des milices ouvrières qui
remplacèrent l’Armée, l’existence d’une alliance ouvrière et paysanne et les
révolutions anti-capitalistes permirent d’autres théorisations sur ce qui
existait de manière embryonnaire dans ce mouvement pluriclassiste : d’un
mouvement nationaliste classique, national et antioligarchique, aux versions
qui lui conféreraient un caractère anti-capitaliste.
Il existe deux types d’analyse
sur la Révolution cubaine : celle de Fidel, de type programmatique, dans
L’histoire m’acquittera, et celle du Che dans La guerre de guérilla, sur la
stratégie de construction de la force politico-militaire et la lutte pour le
pouvoir. Le texte ébauché par Fidel pour sa défense lors du procès de l’attaque
de la caserne de Moncada est une extraordinaire analyse de l’élaboration d’un
programme politique à partir des conditions concrètes de la société cubaine de
l’époque. L’analyse du Che décrit ponctuellement la manière dont la guerre de
guérilla articula la lutte politique et militaire, depuis le noyau initial de
la guérilla jusqu’aux grands détachements qui composèrent l’armée rebelle,
comment elle résista à l’offensive de l’Armée régulière et lança l’offensive
finale qui la mena à la victoire.
Pourtant, soit parce qu’il
n’existait pas de réflexion à ce sujet, soit parce qu’il fallait maintenir le
facteur surprise, primordial pour la victoire, il n’y eut pas d’analyse
publique sur le caractère du mouvement – qui déterminât s’il était seulement
nationaliste, ou s’il était déjà embryonnairement anti-capitaliste. La
révolution cubaine construisit peu à peu, à la lumière des affrontements
concrets, sa stratégie de rapide passage de la phase démocratique et nationale
à la phase anti-impérialiste et anti-capitaliste, au fur et à mesure que les
définitions étaient imposées par la dynamique entre révolution et
contre-révolution. Mais cette trajectoire ne fut pas l’objet d’une réflexion
comme le furent les formes de la lutte, notamment la guerre de guérilla. Voilà
ce qui fut le grand débat en Amérique latine après le triomphe cubain :
les formes de la lutte. Voie pacifique ou voie armée ? Guerre de guérilla
rurale ou guerre populaire ? L’articulation des questions nationale et
anti-impérialiste avec les questions anti-capitaliste et socialiste fut moins
discutée et élaborée.
Les expériences de guérilla
reproduisirent ce débat, tout comme le gouvernement de l’Unité Populaire au
Chili. Les gouvernements nationalistes militaires, en particulier le
gouvernement péruvien de Velasco Alvarado, mais aussi dans une moindre mesure
ceux d’Equateur et du Honduras, réactivèrent la thématique du
nationalisme ; cependant, leur caractère militaire ne favorisa pas sa théorisation,
et il ne fut pas non plus considéré comme une alternative stratégique par la
gauche de l’époque.
Le processus nicaraguayen
incorpora les expériences antérieures de lutte pour le pouvoir et élabora une
plate-forme de gouvernement peu définie adaptée à des facteurs nouveaux, dont
les plus importants furent l’intégration des chrétiens et des femmes au
militantisme révolutionnaire et une politique extérieure plus flexible. Il fit
face aux obstacles qu’il rencontra de manière empirique – en particulier,
l’harcèlement militaire des Etats-Unis – sans contribuer par des théories à la
pratique qu’il développait.
Comme dans le cas de l’Unité
Populaire, l’expérience sandiniste fut l’objet d’une vaste bibliographie, mais
on ne peut pas dire que celle-ci mena à un bilan stratégique clair qui permît
de laisser une expérience pour l’ensemble de la gauche. Le débat sur le Chili
fut présent dans les discussions de la gauche du monde entier et, pour cette
raison, il perdit sa spécificité comme phénomène chilien et latino-américain.
Les débats sur le Nicaragua tendirent au contraire à se centrer sur des aspects
importants comme, par exemple, les questions éthiques, mais ils ne produisirent
pas un bilan stratégique des onze ans de gouvernement sandiniste.
Au moment où la gauche traversait
sa période de plus grande faiblesse, le Brésil apparaissait comme une
exception, à contre-courant des tendances générales, en particulier des
changements régressifs radicaux dans les corrélations de forces
internationales. Lula se présenta comme une alternative de direction politique,
déjà lors des premières élections, en 1989, en parvenant au second tour ;
pour la première fois, la gauche apparaissait au Brésil comme une force
alternative réelle de gouvernement – l’année de la chute du mur de Berlin et de
la fin du camp socialiste, alors que l’Union Soviétique donnait de forts signes
de désagrégation de et que les Etats-Unis semblaient triompher dans la Guerre
Froide, et que l’on retournait à un monde unipolaire, sous l’hégémonie
impériale des Etats-Unis.
A ce moment là, Carlos Menem et
Carlos Andrés Pérez triomphaient respectivement en Argentine et au
Venezuela ; non seulement ils étendaient ainsi les expériences
néolibérales à des forces nationalistes et sociales-démocrates, mais ils
annonçaient aussi la généralisation de ces politiques à tout continent. Ce à
quoi vint s’ajouter l’élection de Fernando Collor de Mello, qui avait battu
Lula au Brésil, et la Concertación (alliance de la Démocratie Chrétienne et du
Parti Socialiste) au Chili en 1990. En février de cette même année le
sandinisme connut sa défaite électorale. Cuba était déjà entrée dans sa
"période spéciale", au cours de laquelle elle ferait face, avec de
grandes difficultés, aux conséquences de la fin du bloc socialiste auquel elle
était structurellement intégrée.
A ce moment, le Brésil
concentrait des expériences qui semblaient témoigner d’un nouveau versant de la
gauche – post-soviétique pour les uns, sociale-démocrate pour les autres. En
plus de Lula et du PT, les années quatre-vingt avaient vu surgir la CUT, la
première centrale syndicale légalisée de l’histoire brésilienne ; le MST,
le mouvement social le plus fort et le plus innovateur du pays ; et
l’essor des politiques de budget participatif dans les municipalités, en
général sous la directive du PT. Tous ces facteurs motivèrent plus tard le
choix de la ville brésilienne de Porto Alegre comme siège des Forums Sociaux
Mondiaux.
Un grand espoir de voir s’ouvrir
un nouveau cycle d’une gauche renouvelée fut ainsi investi dans la gauche
brésilienne, en particulier dans la direction de Lula et dans le parti du PT.
Sans rentrer dans une analyse détaillée d’une expérience aussi complexe, il est
nécessaire de souligner que, dès le début, on projeta sur Lula et le PT des
attentes qui ne se fondaient pas sur des expériences concrètes ni sur les
traits politiques et idéologiques assumés avec le temps par ces expériences.
Des composants de la gauche
antérieure et des courants internationaux firent de Lula non seulement un
dirigeant ouvrier classiste, lié à la tradition des conseils ouvriers, mais
aussi un dirigeant d’un parti de gauche gramscien, d’un nouveau genre,
démocratique et socialiste. Lula n’était rien de tout cela, mais il n’était pas
non plus un dirigeant à l’image de ce qu’était devenu le PT. Formé comme
dirigeant syndical, de base, à une époque où les syndicats étaient interdits
par la dictature, c’était un dirigeant qui négociait directement avec les
entités patronales, un grand leader de masse, mais sans idéologie. Il ne se
sentit jamais lié à la tradition de la gauche, ni à ses courants idéologiques,
ni à ses expériences politiques historiques. Il s’affilia à une gauche sociale
– si on peut la considérer ainsi – sans avoir nécessairement de liens
idéologiques et politiques avec elle. Il chercha à améliorer les conditions de
vie de la masse des travailleurs, du peuple ou du pays, et selon ses propres
mots, il se transforma au cours de carrière. Il s’agit d’un négociateur, d’un
ennemi des ruptures et, par conséquent, de quelqu’un sans aucune propension
révolutionnaire radicale.
Ces caractéristiques doivent être
replacées dans les situations politiques auxquelles Lula fut confronté jusqu’à
devenir le véritable Lula. Ce n’est qu’ainsi qu’on pourra tenter de déchiffrer
l’énigme Lula.
Un des éléments de la crise
hégémonique latino-américaine est le manque de théorisation sur la question. A
l’exception du cas bolivien, qui peut s’appuyer sur les productions du groupe
Comuna, les avancées des processus post-néolibéraux se firent généralement par
tâtonnements successifs, et sur les maillons de moindre résistance de la chaîne
néolibérale. Ce processus avait déjà dépassé sa phase initiale, lorsque, comme
nous l’avons dit, il obtint des avancées relativement faciles, jusqu’à ce que
la droite se réorganise et retrouvre sa capacité d’initiative. Dès lors, les
élaborations théoriques qui permettent la compréhension de la situation
historique réelle qu’affronte le continent, avec ses éléments de force et de
faiblesse, ses corrélations de forces réelles, concrètes et mondiales, ses
défis et ses possibles lignes de dépassement sont devenues la condition
indispensable pour l’affrontement et le dépassement des obstacles.
Depuis la consolidation de
l’hégémonie néolibérale, la résistance à ce modèle et les luttes des mouvements
sociaux, y compris l’organisation du Forum Social Mondial, ont déplacé la
réflexion vers le plan de la dénonciation et de la résistance, et ont évité la
question politique et stratégique. Autrement dit, la tendance a été de définir
un supposé espace de la société civile comme terrain d’action privilégié, au
détriment de la politique, de l’Etat et avec eux, des thèmes de la stratégie et
de la construction de projets hégémoniques alternatifs et de nouveaux blocs
politiques et sociaux. Cette posture théorique a largement diminué la capacité
d’analyse des forces anti-néolibérales, qui se sont pratiquement limitées à
l’exaltation des postures de résistance et du courage des mobilisations de la
base, au détriment des positions des partis et des gouvernements.
Les nouveaux mouvements n’ont pas
pu s’appuyer sur une actualisation de la pensée stratégique, et ils ne
disposent pas même d’un bilan des expériences positives et/ou négatives
antérieures. La situation a été encore aggravée par les changements radicaux à
l’échelle mondiale : le passage d’un monde bipolaire à un monde unipolaire,
sous l’hégémonie impériale des Etats-Unis, et du modèle régulateur au modèle
néolibéral, deux évolutions qui eurent lieu dans une période historique lourde
d’implications pour l’Amérique latine. Parmi elles, le retour des pays du
continent dans les cadres d’insertion du marché mondial, résultat de
l’ouverture néolibérale, et l’affaiblissement des Etats nationaux.
Des théorisations comme celles de
Holloway ou de Toni Negri apparaissaient comme des adéquations à des situations
réelles qui, au lieu de proposer des situations stratégiques, tentèrent de
faire de nécessité vertu. Quoique différentes dans leurs esquisses théoriques,
toutes deux finirent par s’accomoder du manque congénital de stratégie de ceux
qui rejetaient l’Etat et la politique, pour se réfugier dans une myhtique
"société civile" et dans une "autonomie des mouvements
sociaux" réductrice, renonçant aux réflexions et aux propositions
stratégiques et laissant ainsi le camp anti-néolibéral sans armes pour répondre
aux défis de la crise de l’hégémonie, qui se firent plus évidents quand la
dispute hégémonique passa à l’ordre du jour.
Nous avons déjà analysé comment
ce facteur affecta le processus vénézuélien, comment le processus bolivien
trouva une solution originale et comment l’équatorien s’appuya sur des
solutions hybrides, quoique créatives. Le post-néolibéralisme a apporté de
nouveaux défis théoriques qui, du fait des nouvelles conditions que les luttes
sociales et politiques affrontent sur le continent, éclairent une pratique
nécessairement novatrice et, plus qu’à tout autre moment, exigent des
réflexions et des propositions stratégiques orientées en fonction des
coordonnées des nouvelles formes de pouvoir. Les propositions du groupe
bolivien Comuna, comme nous l’avons mentionné, sont une exception : ils
constituent l’ensemble de textes le plus riche de la gauche latino-américaine,
un exemple unique dans son histoire par sa capacité de conjuguer académiques et
analyses individuelles de grande créativité théorique – par des auteurs comme
Álvaro García Linera, Luis Tapia, Raúl Prada, entre autres – avec des
interventions politiques directes. Dans ces conditions, García Linera devint le
vice-président de la Repúblique et Prada fut un important parlementaire
constituant.
Les difficultés qu’éprouve aujourd’hui
la gauche latino-américaine, à développer une théorie à partir de la pratique,
s’expliquent par plusieurs facteurs. Parmi ceux-ci, on peut distinguer la
dynamique adoptée par la pratique théorique, concentrée pour l’essentiel dans
les universités, qui subit les effets du changement de période sur le plan
académique : offensive idéologique du libéralisme, enfermement dans la
division du travail interne des universités, en particullier du fait de la
spécialisation, refuge dans des positions peu critiques, qui tendent à être
doctrinaires et ne donnent pas lieu à des alternatives.
D’un autre côté, les processus de
dépassement réel du néolibéralisme introduisirent des thèmes éloignés de la
dynamique de la réflexion académique, comme ceux des peuples originaires et des
Etats plurinationaux, la nationalisation des ressources naturelles,
l’intégration régionale, le nouveau nationalisme et le post-néolibéralisme, des
questions très éloignées de celles qui sont habituellement abordées dans les
cursus universitaires et de celles qui sont privilégiées par les institutions
de recherche et développement. Celles-ci ont privilégié les propositions
définies par les matrices fragmentées des réalités sociales, dévalorisant les
interprétations historiques globales, et accentuant ainsi la fragmentation
entre les différentes sphères – économique, sociale, politique et culturelle –
de la réalité concrète.
Ne perdons pas non plus de vue
les effets de la crise idéologique qui affecta les pratiques théoriques dans la
transition de la périoded historique antérieure à l’actuelle, avec la
disqualification des dénommés méga-récits et l’utilisation généralisée de
l’idée de crise des paradigmes. A la suite de cela, les modèles analytiques
généraux furent abandonnés et on adhéra au post-modernisme, avec les
conséquences signalées par Perry Anderson : structures sans histoire,
histoire sans sujet, théories sans vérité, un véritable suicide de la théorie
et de toute tentative d’explication rationnelle du monde et des relations sociales.
Des thèmes essentiels pour les
stratégies de pouvoir, tels que le pouvoir même, l’Etat, les alliances, la
construction de blocs alternatifs de forces, les processus d’accumulation des
forces, le bloc hégémonique, parmi d’autres, furent déplacés ou disparurent
pratiquement, en particulier à mesure que les mouvements sociaux devinrent des
protagonistes centraux dans les luttes anti-néolibérales. Le passage de la
phase défensive à la phase de dispute hégémonique devra signifier – comme c’est
le cas dans les textes du groupe Comuna et dans les discours de Hugo Chávez et
Rafael Correa – une récupération de ces problématiques, une actualisation pour
la période historique de l’hégémonie néolibérale et la lutte contre le
mercantilisme. Se réfugier dans l’optique de la simple dénonciation, sans
engagement par la formulation et la construction d’alternatives politiques
concrètes, tend à distancier une part importante de l’intellectualité des
processus historiques concrets auxquels les mouvements populaires sont confrontés
sur le continent, ce qui les condamne à des tentatives empiriques d’essai et
d’erreur, dans la mesure où ils ne peuvent pas compter sur l’appui d’une
réflexion théorique engagée avec les processus de transformation existants.
La tentation contraire est
grande. Etant donné que Fidel Castro n’est pas Lénine, que le Che n’est pas
Trosky, qu’Hugo Chávez n’est pas Mao Tse Dong, qu’Evo Morales n’est pas Ho Chi
Minh et que Rafael Correa n’est pas Gramsci, il serait plus facile de rejeter
les processus historiques réels, parce qu’ils ne correspondent pas aux rêves de
révolution construits avec l’impulsion d’autres ères, que de tenter de
déchiffrer l’histoire contemporaine avec ses énigmes spécifiques. En
définitive, tenter de reconnaître les signes du nouveau topos latino-américain,
ou en être relégué aux résumés auxquels sont réduits les textes classiques dans
les mains puissantes et sectaires de ceux qui ont peur de l’histoire.
Se réfugier dans les formulations
des textes classiques est le chemin le plus commode, mais aussi celui qui mène
le plus facilement à la défaite. Les défaites ne s’expliquent pas par des
raisons politiques, mais morales – et la "trahison" en est la plus
commune. Le manque de réponse politique mène à des visions infrapolitiques,
morales. Le diagnostique de Trotsky sur l’Union Soviétique en est le modèle
opposé : il s’agit de l’explication politique, idéologique et sociale des
chemins ouverts par le pouvoir bolchevique. C’est pourquoi il est passé de la
thèse de la révolution "trahie" à l’affirmation substantielle de
l’Etat sous l’hégémonie de la bureaucratie.
//
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour Rejoignez les 91 autres membres
A découvrir aussi
Inscrivez-vous au blog