Juancitucha

Juancitucha

Tous coupables


Un matin de mars 2009, les Parisiens ont eu une révélation en prenant le métro. Par l'entremise d'une opération de communication de la Régie autonome des transports parisiens (RATP), ils découvraient que leur manque de civisme était à l'origine des perturbations du trafic subies pendant leur voyage.


Au cours des mois précédents, les multiples incidents qui usent la patience de millions d'usagers avaient été imputés à la vétusté du matériel et à l'engorgement de certaines lignes, associés parfois à la malchance. Erreur ! Comme l'insinuaient les placards relayant les messages de la campagne, les coupables de ces retards à répétition étaient à chercher... du côté des victimes. Gêner la fermeture des portes, lambiner dans le wagon, se bousculer au moment de la descente... Pareilles inconvenances justifiaient l'assaut rééducatif lancé jusque dans les rames par autocollants interposés : « Une seconde de perdue en station = retard sur toute la ligne », « Préparer ma sortie facilite ma descente ». Rien, en revanche, sur l'absence de prévoyance et de prospective du Syndicat des transports d'Ile-de-France (STIF) ou sur le sous-investissement chronique de la RATP...


Placé depuis plus de vingt ans sous le signe de la culpabilisation du citoyen, le mode de communication des pouvoirs publics n'étonne plus. Mais l'extension du domaine de la culpabilité est telle qu'elle oblige chacun à intérioriser les normes de maximisation et de rationalisation de ses comportements. Les déclinaisons traditionnelles de cet exercice, liées aux politiques de réduction des dépenses publiques et à la remise en cause de conquêtes sociales, sont relayées par d'autres acteurs qui cherchent à tirer profit de ce puissant ressort psychologique.


Dorénavant aussi concurrentiel que n'importe quel secteur économique, le charity business a ainsi décomplexé l'humanitaire. Le donateur potentiel est traqué partout, jusque dans ses loisirs. En janvier 2007, dans les salles de cinéma, un spot agressif de Médecins du Monde mettait en scène un Occidental ordinaire vaquant à ses occupations (travail, transport, etc.) et tentant d'échapper au spectre d'un petit Africain famélique qui le poursuivait comme son ombre. Le slogan final (« Oublier c'est humain, agir [c'est-à-dire payer] c'est mieux ») ne prenait pas à témoin le public pour lui exposer l'urgence des besoins, ni surtout les causes d'une situation qui ne relève pas de sa responsabilité, mais de l'hypocrisie des Etats sur l'« aide au développement ». Pour lever des fonds, il se contentait de l'empêcher d'être en paix avec lui-même.


Les domaines de l'information et de la prévention publiques sont évidemment concernés en premier lieu par ce registre. Le temps de cerveau disponible libéré par la suppression de la publicité sur les chaînes de télévision du service public après 20 heures a été en partie accaparé par des campagnes audiovisuelles portant sur la détection du cancer colorectal, les dangers d'Internet, etc. Promue au rang de cause nationale, la sécurité routière communique fréquemment ses messages préventifs en termes de délinquance et de violence, partant du principe que, pour bien conduire, il faut se sentir au volant comme un criminel en puissance.


Ainsi que le signifiait une récente campagne télévisée, la criminalisation virtuelle s'adresse désormais aussi aux parents qui, par inconscience, se font tout simplement les complices des pédophiles et des nazis qui rôdent sur le Web et menacent leur progéniture. Le spot montrait une mère de famille ouvrant, tout sourires, la porte de sa maison et indiquant la chambre de ses enfants à une joyeuse troupe (pervers, prostitués, skinheads...) qui prétendait avoir rendez-vous avec eux : « Ne laissez pas le danger entrer chez vous, protégez vos enfants. »


Nul besoin, donc, d'être chômeur, malade, retraité ou bénéficiaire d'aides sociales pour tomber sous le coup du discours culpabilisateur. Personne n'échappe à la demande permanente de révision de ses pratiques, ni aux mille manières possibles de s'amender, de changer, de s'améliorer, etc. Les modalités diffèrent pour mettre le destinataire du message dans un état de défaillance vis-à-vis de lui-même, condition préalable au sentiment d'une faute : déficience, insuffisance, ignorance, inconscience, irresponsabilité, voire dangerosité.


Les industriels et les publicitaires se sont engouffrés dans la brèche. L'obligation faite au secteur de l'agroalimentaire de mentionner dans ses publicités des conseils nutritionnels de base l'a incité à tout miser sur le nutritionnellement correct. Après avoir gavé les enfants, il s'ingénie à admonester les parents. Danone est passé maître dans l'art d'imputer les coups de fatigue des consommateurs à un déséquilibre de leur alimentation. Heureusement, le remède est dans le mal, si l'on peut dire : en mangeant certains yaourts, on peut ainsi vaincre son cholestérol. Il n'y a dorénavant de fatalité cardio-vasculaire que pour celui qui se néglige, car nul n'est censé ignorer le progrès.

La nouvelle stratégie marketing ne vise donc plus à établir le lien entre l'utile et l'agréable : elle exploite directement la mauvaise conscience. Comme cette publicité pour une paire de chaussures de sport montrant l'emballage vide d'une pizza : « Parce que j'ai mangé ça hier soir. » Consommer pour expier ce que nous venons de consommer, malgré le fait que la responsabilité en incombe autant, si ce n'est plus, à ceux qui persistent à proposer des produits gras et de mauvaise qualité.


De son côté, la presse, comme les médias audiovisuels, relaie complaisamment des études scientifiques anxiogènes qui viennent grossir les rubriques « Vie pratique » à mesure que la pagination des quotidiens se réduit comme peau de chagrin. Leurs résultats enfoncent le plus souvent des portes ouvertes ou dramatisent à l'excès la nécessité de respecter des règles de bon sens. Le Parisien s'étonnait ainsi dans un long article, le 9 mars, de conclusions scientifiques établissant que l'augmentation de la durée de la sieste, passé 70 ans, était inversement proportionnelle à l'espérance de vie. Rien de très nouveau ni de très surprenant, pourtant, à ce que l'on somnole davantage avec l'âge. La conclusion n'en tirait pas moins le signal d'alarme : la sieste du retraité n'est jamais innocente ; il faut se surveiller (sur la page de droite, un article vantait les nouveaux services de coaching dispensés par une entreprise de soutien scolaire... aux parents déficients !).


Voici réinventé le délit ou le crime sans victime, comme au temps où le blasphème et le suicide étaient tenus pour des fautes morales ou des torts à part entière ; le délit d'inconscience remplace subrepticement le délit de conscience. Cette innovation prélude à une forme de criminalisation de l'ignorance, de l'indifférence ou de l'abstention. Chaque individu est quotidiennement soumis à des messages qui, sous couvert de le responsabiliser, le mettent en position d'être lui-même à blâmer pour les maux qu'il pourrait subir. Contrairement aux principes élémentaires du droit, la présomption de culpabilité n'exige plus que quelqu'un d'autre subisse directement les conséquences de nos actes.


Demain, peut-être fera-t-on des procès aux obèses... On juge bien à nouveau des fous, signe inquiétant que l'imputabilité de l'acte, notion juridique cardinale elle aussi, n'est plus indispensable à la reconnaissance de la culpabilité. N'est-ce pas là la conséquence d'une interprétation perverse du principe de précaution ? Parce qu'on le reconnaît implicitement comme un principe de responsabilisation, sa mention constitue chaque fois l'occasion idéale de déterminer, sans le dire, un premier degré de culpabilité, ou une curieuse faute préventive.


A défaut de victimes réelles, identifiables hic et nunc, l'efficacité de cette vision du monde requiert toutefois la production corollaire de victimes potentielles et fantasmées. Nous voilà désormais plongés dans un étrange et paradoxal état d'hébétude et de mobilisation permanente. Slavoj Zizek l'illustrait, il y a peu, en évoquant l'entrée d'un café Starbucks où une grande affiche indiquait que près de la moitié des profits de la chaîne étaient reversés à une association médicale pour les enfants du Guatemala (d'où vient son café), de telle sorte que, à chaque tasse bue, on sauvait pour ainsi dire la vie d'un enfant (1) : « Le même sens de l'urgence éthique imprègne le discours humanitaire libéral de gauche : "Une femme se fait violer toutes les six secondes dans ce pays", "Pendant que vous lisez cet article, dix enfants vont mourir de faim". L'intention sous-jacente ici est de nous empêcher de prendre le temps de faire une pause et de réfléchir à ce qui se passe : nous n'avons pas le temps de penser, nous devons agir maintenant (2). »


Mathias Roux



(1) La couverture du Figaro Magazine (Paris, 10 avril 2009), hebdomadaire qui consacre une partie significative de sa pagination à la publicité, titrait « Plantons pour la planète », et annonçait : « Un numéro acheté = un arbre planté ». Les dons sont reversés à... la Fondation Yves Rocher.

(2) Libération, Paris, 27 mai 2006



source :
http://www.monde-diplomatique.fr/2009/05/ROUX/17112


29/09/2009
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