Le procès de Fujimori : une opportunité pour le Pérou
La décision de la Cour suprême du
Chili de permettre l'extradition de l'ancien président et ancien dictateur
Alberto Fujimori peut contribuer à consolider une démocratie fragile et à en
finir avec la culture de la peur.
par Raúl Zibechi
« Presque tout le monde
soutient Fujimori dans ce quartier », confesse Nelly, assise sur un
banc de la cantine Virgen del Carmen, à El Oasis, un quartier populaire de la
périphérie de Villa El Salvador.
Le quartier est un monument à la
pauvreté : rues en terre, maisons en chaume, en carton et en morceaux de
plastique, sans eau courante ni égouts. Les dernières terrains occupées portent
encore les petits drapeaux péruviens sur chaque logement, un bouclier
imaginaire pour dissuader de possibles expulsions. La cantine populaire,
construite avec des planches de bois, est l'unique construction ayant un sol
cimenté. Aux environs de midi, les enfants déambulent autour en attendant
l'heure du repas que préparent chacune à leur tour les 25 associées de la
cantine. C'est la seule nourriture chaude qu'ils peuvent se procurer pour à
peine un demi dollar.
Sans que personne ne lui demande,
Nelly ressent le besoin de s'expliquer : « On nous disait que si
on n'allait pas aux rassemblements publics de Fujimori, la cantine ne recevrait
plus d'aliments. Ils faisaient l'appel et les services de renseignements
vérifiaient si les associées applaudissaient et faisaient des 'vivas'
pour le 'Chino' [surnom de Fujimori pour ses origines japonaises, ndlr].
Si on ne se montrait pas enthousiastes, on recevait moins de rations le mois
suivant ». Pour les mères de El Oasis, soutenir Fujimori n'était pas
une option politique mais une question de survie. C'est pourquoi parler de
« clientélisme » ne permet pas de comprendre que les relations
asymétriques imposent aux plus pauvres d'adopter des comportements publics
d'approbation en échange d'une chose aussi élémentaire que de la nourriture. Le
régime de Fujimori, comme celui de Carlos Menem en Argentine, s'est occupé d'eux,
en permettant la satisfaction des besoins élémentaires avec une bonne dose
d'autoritarisme.
Une dictature spéciale
Cet homme de 69 ans, nerveux et
hypertensif qui est arrivé à Lima le samedi 22 septembre, ressemble à une
caricature de ce chef d'État prétentieux au sourire rusé qui méprisait ses
adversaires. Alberto Fujimori n'a pas été élu pour ses vertus mais grâce au
rejet par le pays métis et andin d'un candidat comme Mario Vargas Llosa qui
représentait trop ostensiblement les élites blanches et coloniales de Lima. Peu
de temps après son accession à la présidence, il est vite apparu que le pays
était gouverné par un despote froid, calculateur, implacable. Très vite, il
établit une alliance de fer avec les dirigeants militaires et patronaux, avec qui
il établit des pactes de sang et d'argent en échange d'impunité et pour fermer
les yeux sur une série de cas de corruption.
En avril 1992, il organisa un
auto-coup d'État. Il ferma le Congrès et s'immisça dans le pouvoir judicaire en
destituant les opposants. Il concentra le pouvoir dans ses mains et gouverna à
partir de là avec l'appui des militaires. Il approfondit tous les maux dont il
hérita : la guerre sale, la corruption, la militarisation du pays,
particulièrement dans les zones rurales, et la dénationalisation de l'économie
en cédant au secteur privé international les mines, les hydrocarbures et les
services de base. Comme les dictatures ont l'habitude de le faire, il réalisa
aussi d'importants travaux dont certains prestataires amis ont profité mais qui
étaient indispensables pour un pays plongé dans la banqueroute et qui sortait
de l'hyperinflation.
En sa faveur, on peut dire qu'il
mit un terme à la guerre et qu'il impulsa une certaine reprise de l'économie.
En ce qui concerne la guerre, il y arriva en violant de manière flagrante les
droits humains, avec des milliers de disparus, de torturés et en emprisonnant
des innocents condamnés par des « juges sans visage », dans une
parodie permanente de justice. Il reçut un pays en guerre, une guerre différente
dans laquelle une des parties, le Parti communiste du Pérou - Sentier lumineux
(Sendero Luminoso), se rendit responsable de plus de la moitié des 69 280
victimes recensées par la Commission de la Vérité et de la Réconciliation (CVR,
Comisión de la Verdad y la Reconciliación). Ce fut une guerre contre les
paysans parlant le quechua : 75% des victimes parlaient le quechua ou
d'autres langues autochtones. Pourtant, quand Fujimori instaura son pouvoir
absolu, les paysans étaient en train d'affronter eux-mêmes le Sentier,
organisés en « rondes », et ils étaient en train de le vaincre, comme
le rappelle à juste titre l'éditorialiste de La Republica, Mirko
Lauer [1].
Mais c'est la sentence de la Cour
suprême du Chili qui montre au grand jour le caractère du fujimorisme. Le
décret de 212 pages s'appuie sur les déclarations de l'ex-commandant général de
l'armée, Nicolás Hermoza Ríos, et de membres d'un escadron de la mort Colina.
Elles discréditent ce que Fujimori prétend, à savoir ne pas avoir eu
connaissance des tueries et des violations de droits de humains. « Il y
a des indices évidents de que Fujimori, après l'auto-coup d'État, aurait
concentré tous les pouvoirs de l'État et le commandement supérieur de forces
armées et des services de renseignement, il favorisa la création d'un organisme
spécial au sein des forces armées pour réaliser des opérations contre les
personnes suspectées de subversion ou des ennemis politiques du régime » [2].
La sentence affirme que Fujimori
connaissait l'existence du groupe Colina et qu'il accorda des
promotions, des prix et des décorations à ses membres et que « beaucoup
de personnes l'ont vu donner des ordres à Montesinos, qui les transmettait à
son tour au groupe Colina en question ». Il transforma les
caves du Service de renseignement de l'armée (SIE, Servicio de Inteligencia del
Ejército) « en son centre d'activité », d'où, avec
Montesinos, « ils planifiaient et organisaient » des
opérations d'extermination. « Ces actes – signale la sentence - étaient
le résultat d'actions planifiées par une organisation ou un appareil de pouvoir
formé par le SIE, dirigé par Fujimori, qui rassemble les caractéristiques pour
être considéré comme une organisation délictueuse de pouvoir organisé et
hiérarchisé » [3].
La Cour suprême du Chili a
concédé l'extradition pour les délits d'homicide qualifié et de lésions pour
les tueries de Barrios Altos et de La Cantuta. Mais aussi pour l'achat de
membres du Congrès avec des fonds du Service de renseignement national (SIN,
Servicio de Inteligencia Nacional), pour avoir versé à Montesinos 15 millions
de dollars d'argent public, pour l'achat de médias et d'autres délits comme les
interceptions d'appels téléphoniques privés. Comme le fait remarquer l'ancien
président de la CVR, Salomón Lerner, la décision de la justice chilienne
« est un tournant pour la justice pénale internationale ». Il
considère parallèlement que le plus grand dommage de Fujimori au pays est
d'avoir institutionnalisé la corruption : « Il a destitué tous les
pouvoirs de l'État, acheté la conscience des médias, de politiciens, de chefs
d'entreprise, des forces armées ; il a empoisonné la conscience et la tête
de l'homme de la rue au travers de journaux chichas (jaune) qui
répandaient des cochonneries sur l'honneur des gens ; il a dégradé
moralement le pays. Fujimori est beaucoup plus coupable de tout que ce pourquoi
aujourd'hui on l'accuse » [4].
Une nouvelle ère
Il est bon de rappeler que c'est
la société péruvienne mobilisée qui mit un terme au fujimorisme. Aujourd'hui,
le président Alan Garcia gouverne avec l'appui des restes du fujimorisme au
parlement, où cette force conserve treize députés dirigés par Keiko, la fille
de l'ex-dictateur. De nombreux analystes et une bonne partie de l'opinion
publique exprime leur crainte d'un possible pacte García-Fujimori qui pourrait
déboucher sur un semblant de jugement qui condamnerait l'inculpé à des peines
minimales.
Il est certain qu'aujourd'hui le
fujimorisme n'est pas un danger pour la démocratie. C'est ce que montrent les
sondages et les manifestations clairsemées de soutien à l'extradé qui n'ont pas
été aussi massives que l'aurait voulu Keiko. Alan García, que certains voient
comme enclin à un accord, a répondu avec dureté aux accusations de Keiko qui a
qualifié les conditions de détention de son père de « terribles ».
Forcé par les circonstances, García a expliqué que la cellule du prisonnier
fait presque 30 mètres carrés, qu'il a accès à une salle et à un bain privés et
à une cour de cent mètres carrés. « On ne l'a pas mis en cage, comme ça
s'est fait en d'autres occasions. On ne lui a pas mis d'uniforme à rayures,
comme ça s'est fait en d'autres occasions », a dit García en faisant
allusion à la conduite de Fujimori quand il présenta Abimael Guzmán [leader de
la guérilla du Sentier lumineux, ndlr], mis en cage et en uniforme de
prisonnier, en septembre 1992. « Il n'y aura pas d'acharnement, de
haine, ni de vengeance. On respectera la dignité de la personne », a
garanti le président [5].
Mais les doutes de la large
portion de la société péruvienne qui déteste l'ex-président s'appuient sur deux
faits. D'un côté, Fujimori possède une grande quantité de vidéos filmées par
son ancien conseiller, Vladimir Montesinos, qui peuvent faire inculper des
parlementaires, politiciens, propriétaires de médias et un sans fin de
personnalités. Il est certain qu'il va les utiliser pour faire du chantage au
jury. D'un autre côté, il y a le facteur militaire. Jusqu'à aujourd'hui, aucun
militaire n'a été jugé pour sa participation à la guerre sale. Il y a eu un
mélange de pacte implicite et de pressions pour que la hiérarchie militaire ne
soit pas inquiétée, une chose inédite dans la région. Jusqu'où arrivera la
capacité de pression d'un commandement militaire qui n'a jamais été purgé par
la démocratie, c'est une chose que nous saurons rapidement dans les prochains
mois. Le fujimorisme était un régime civico-militaire et il ne serait pas
raisonnable que les uniformes restent en marge à l'heure de rendre des comptes.
Il est très probable que Fujimori lui-même mette le facteur militaire sur la
table.
Enfin, au-delà des résultats d'un procès qui peut durer des mois, et peut-être plus d'un an, il y a le futur de la société péruvienne, de sa démocratie naissante, des mouvements et organisations sociales qui ont provoqué la chute de la dictature. Toute personne qui a connu le Pérou des années 80 et qui parcourt les rues du pays en 2007, remarquera des changements importants. C'est un pays différent, mais pas un autre pays puisque qu'il n'y a pas eu de changements sociaux et culturels. Une preuve de cela, ce sont les quartiers pauvres de la périphérie de Lima qui réunissent plus de cinq des neuf millions d'habitants. C'est l'autre pays, celui de l'apartheid,
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