L’éradication de la faim, un objectif possible si.
Damien Millet - Eric Toussaint
Selon la FAO [1], 963 millions de personnes souffraient de la faim en 2008, soit un habitant de la planète sur sept. Paradoxalement, ce sont en majorité des producteurs agricoles qui ne possèdent pas - ou pas assez - de terres, ni de moyens pour les mettre en valeur. En 2007-2008, le nombre de personnes souffrant de la faim a augmenté de 140 millions à cause de l’explosion du prix des produits alimentaires.
Pourquoi une telle augmentation ? D’une part, les pouvoirs publics du Nord ont augmenté leurs aides et leurs subventions pour les agro-carburants (appelés à tort « biocarburants »). Du coup, il est devenu rentable de remplacer les cultures vivrières par des cultures fourragères et d’oléagineux, ou de dévier une partie de la production de grains (maïs, blé.) vers la production d’agro-carburants.
D’autre part, après l’éclatement de la bulle de l’immobilier aux États-Unis, puis dans le reste du monde par ricochets, la spéculation des grands investisseurs (fonds de pension, banques d’investissement, hedge funds.) s’est déplacée vers les denrées alimentaires (principalement les Bourses de Chicago, Kansas City et Minneapolis spécialisées dans les marchés de grains). Bien que la spéculation à la hausse ait pris fin au milieu de l’année 2008 et que les prix sur les marchés à terme soient ensuite retombés en flèche, les prix au détail n’ont pas suivi le même mouvement. L’écrasante majorité de la population mondiale en subit encore les conséquences dramatiques. Les pertes d’emplois par dizaines de millions annoncées pour 2009-2010 vont aggraver la situation.
L’augmentation de la faim dans le monde n’est pas due pour le moment au changement climatique. Mais ce facteur aura des conséquences très négatives dans l’avenir en termes de production dans certaines régions du monde, en particulier les zones tropicales et subtropicales. La solution consiste en une action radicale pour réduire brutalement les émissions de gaz à effets de serre [2].
Éradiquer la faim, c’est pourtant tout à fait possible. Les solutions fondamentales pour atteindre cet objectif vital passent par une politique de souveraineté alimentaire et une réforme agraire, c’est-à-dire nourrir la population à partir de l’effort des producteurs locaux tout en limitant les importations et les exportations.
La souveraineté alimentaire doit être au cour des décisions politiques des gouvernements, le but étant de s’appuyer sur les exploitations agricoles familiales utilisant des techniques destinées à produire des aliments dits « bio » (ou « organiques »). Cela permettra de disposer d’une alimentation de qualité : sans OGM, sans pesticides, sans herbicides, sans engrais chimiques. Mais pour atteindre cet objectif-là, il faut que plus de 3 milliards de paysans puissent accéder à la terre en quantité suffisante et la travailler pour leur compte au lieu d’enrichir les grands propriétaires, les transnationales de l’agrobusiness et les différents intermédiaires.
Pour ce faire, il faut une vraie réforme agraire, qui manque toujours cruellement dans la plupart des pays du Sud. Une telle réforme agraire doit organiser la redistribution des terres en interdisant les grandes propriétés terriennes privées et en fournissant un soutien public aux agriculteurs pour qu’ils aient les moyens de cultiver la terre sans l’épuiser.
Il est important de souligner que le FMI et surtout la Banque mondiale
portent une lourde responsabilité dans la crise alimentaire car ils ont
recommandé aux gouvernements du Sud de supprimer les silos à grains qui
servaient à alimenter le marché intérieur en cas d’insuffisance de l’offre
et/ou d’explosion des prix. La Banque mondiale et le FMI ont imposé aux
gouvernements du Sud de supprimer les organismes de crédit public aux
paysans et ont poussé ceux-ci dans les griffes des prêteurs privés. Le
surendettement des paysans qui en a découlé est ainsi la cause principale
du suicide de 150 000 paysans en Inde au cours des dix dernières années.
Dans le même temps, la Banque mondiale et le FMI ont aussi poussé les pays
tropicaux à réduire leur production de blé, de riz ou de maïs pour les
remplacer par des cultures d’exportation (cacao, café, thé, bananes,
arachide, fleurs.). Enfin, pour parachever leur travail en faveur des
grandes sociétés de l’agrobusiness et des grands pays exportateurs de
céréales (en commençant par les Etats-Unis, le Canada et l’Europe
occidentale), ils ont incité les gouvernements à ouvrir toutes grandes les
frontières aux importations de nourriture qui bénéficient de subventions
massives de la part des gouvernements du Nord, ce qui a provoqué la
faillite de nombreux producteurs du Sud et une très forte réduction de la
production vivrière locale.
Le combat contre la faim est partie prenante d’un combat bien plus vaste et il est urgent de s’attaquer aux causes fondamentales de la situation actuelle, dont la dette fait partie. Or les effets d’annonce sur ce thème, comme lors des sommets du G8 ou du G20, masquent mal que ce problème demeure entier. La crise globale qui touche le monde aujourd’hui aggrave la situation des pays en développement et de nouvelles crises de la dette au Sud sont en préparation.
Le mécanisme infernal de la dette publique est un obstacle essentiel à la satisfaction des besoins humains fondamentaux, parmi lesquels l’accès à une alimentation décente. Sans aucun doute, la satisfaction des besoins humains fondamentaux doit primer sur toute autre considération, géopolitique ou financière. Les créanciers ont prêté en connaissance de cause à des régimes souvent corrompus qui n’ont pas utilisé l’argent dans l’intérêt des populations : ils ne sont pas en droit d’exiger des peuples affamés qu’ils remboursent des dettes immorales et illégitimes.
Voilà pourquoi il est urgent de mettre en ouvre la souveraineté alimentaire et la réforme agraire, d’abandonner la production des agro-carburants industriels, de recréer au Sud des stocks publics de réserves d’aliments et de (re)créer des organismes publics de crédit aux agriculteurs. L’Etat doit également développer les services publics dans les milieux ruraux (santé, éducation, communications, culture, « banques » de semences.). Les pouvoirs publics sont parfaitement à même de garantir à la fois aux populations à bas revenu des prix bas pour des aliments de qualité et aux petits producteurs des prix de vente suffisamment élevés pour qu’ils vivent dignement de leur travail.
___
Damien Millet, mathématicien, est porte-parole du CADTM France (Comité
pour l’annulation de la dette du tiers-monde, www.cadtm.org).
Eric Toussaint docteur en sciences politiques, est président du CADTM
Belgique. Ils ont écrit ensemble le livre « 60 Questions 60 Réponses sur
la dette, le FMI et la Banque mondiale », CADTM/Syllepse, novembre 2008.
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