« Les Fleuves Profonds » de José Maria Arguedas
On sort du livre « Les Fleuves Profonds » comme d’un long séjour imaginaire dans les Andes péruviennes, voyage un peu magique dans un décor de conte triste, enchanté et enchanteur, peuplé d’esprits et de mystères. Rien de plus réaliste, pourtant que ce roman qui raconte derrière le masque de la fiction une partie de l’enfance de son auteur, José Maria Arguedas − ici Ernesto.
Nous sommes dans le Pérou des années 1920, et Ernesto parcourt à pieds
le sud du pays accompagnant son père, un avocat désargenté, à la
recherche de travail auprès de riches propriétaires. Ernesto est blanc
mais il aime les Indiens, leur force, leur dignité, leurs coutumes et
leur langue, le quechua, grâce à laquelle il devient lui-même Indien,
l’espace d’une conversation. Ernesto aime surtout la musique des
Indiens, ode aux montagnes, à la neige, au vent ou aux fleuves. C’est
dans cette poésie de la nature que le jeune garçon nourrit son
imagination, cherche une raison d’être au monde et à son injustice, et
remplit, surtout, l’immense solitude qu’est la sienne à partir du
moment où son père le confie aux religieux du collège d’Abancay. La vie
au collège, les luttes entre les clans, l’apprentissage de la cruauté
et de l’amitié, la recherche d’une place à soi dans un univers où
chaque enfant se comporte précisément comme l’exige son origine
familiale, régionale ou ethnique − voilà, en gros, l’histoire de Les
Fleuves profonds. Mais c’est une histoire racontée dans une langue
puissante, qui nous plonge instantanément dans le chant des fleuves et
des montagnes du Pérou, nous fait vivre les étranges traditions
métisses de ce pays et nous montre une société dont les structures
hiérarchiques remontent en partie aux temps de la conquête. A Cuzco
d’abord, où il rend visite à un oncle richissime, puis à Abancay,
Ernesto découvre la corruption des villes, la puissance des
propriétaires terriens et la soumission des Indiens, le rôle trouble de
l’Eglise qui réconforte les miséreux pour mieux les soumettre à la loi
du plus fort. Et malgré ses escapades dans les villages voisins, ses
tentatives de s’approcher de ses « frères » indiens qui servent dans
les haciendas, la prise de conscience la plus crue d’Ernesto au cours
de ce séjour chez les prêtres, c’est sans doute le constat qu’il est
lui, sans l’avoir demandé, du côté des plus forts, de ceux qu’on
protège et qu’on ne possède pas.
Un magnifique roman de formation, où tout se saisit comme dans un
rêve, sans explications pompeuses, sans leçons, grâce à une fascinante
maîtrise de l’image.
Nathalie,
http://sud-nord.blogspot.com
José Maria Arguedas, Les Fleuves Profonds (1958), Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 2002
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